[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°123]
Vol. 4 - Black Sabbath (1972)
Chaque fois je m'éloigne trop longtemps de ses terres, le Rock des seventies finit par trouver un moyen de me rattraper. J'ai beau ne pas l'avoir connu de son vivant, cet Ogre m'impose le respect et me rappelle à l'ordre si d'aventure je m'égare à croire que les décennies 80 et 90 ont pu rivaliser avec lui. Le Rock des seventies est un monstre. Gentil, souvent farfelu, mais si impitoyable qu'il n'a guère besoin de brandir une chapelle ou un sous-sous-courant pour s'imposer à l'amateur. Il est, voilà tout. Dans toute sa splendeur et dans toute sa fascinante diversité. On peut vénérer sa progéniture autant qu'on en ressentira le besoin, même aduler les petits malins s'amusant à le renier, le Rock des seventies s'écrira pour l’Éternité avec une majuscule. Ses fiers représentants, qu'importent leurs inclinaisons ou les étiquettes dont ils se revendiquaient, appartenaient à une espèce à part. J'écoutais l'autre jour le vieil album d'un groupe fraîchement reformé dont je tairais le nom en me disant Oui, ok. C'est pas mal. Milieu de tableau de D2 des années 2000. Cela ne se voulait ni péjoratif ni condescendant : les groupes de D2 constituent les trois quarts de ma discothèque. Simplement, dans les seventies, cette division n'existait même pas. La D2 des seventies se composait de gens comme Creedence, Aerosmith, Grand Funk, Slade, Budgie, Jethro Tull, Hawkwind. Des gens qui, en 2022, prétendraient tous à un titre en Ligue des Champions. Même les groupes de troisième ordre d'alors sont devenus cultes. Autant vous dire que quand vous ressortez les disques des Ballons d'Or, vous reprenez chaque fois une sacrée baffe.
Black Sabbath, plus encore que les éternels rivaux/cousins de Led Zeppelin, symbolise sans doute mieux qu'aucun autre l'insouciance et la liberté avec lesquelles les artistes s'ébrouaient alors. Entre février 70 et juillet 75, ces quatre garçons à peine vingtenaires publièrent la bagatelle de six albums. Pas une seconde – pas une !– n'en est à jeter. L'écoute de n'importe lequel d'entre eux rend la question Quel est le meilleur album de Black Sabbath ? tout à fait triviale. Il n'y a aucune réponse – uniquement un conglomérat de subjectivités tout au plus discutables, sans être (in)contestables. Black Sabbath, Paranoid, Master of Reality, Vol. 4, Sabbath, Bloody Sabbath et Sabotage sont tous Le Meilleur Album de Black Sabbath. Chacun invente quasiment un genre à lui tout seul, en maximum dix morceaux (la plupart n'en comptent que huit). Heavy Metal, Proto-punk, Speed-metal, Grunge, Stoner... toutes les années 80, 90 et une bonne part des années 2000 du rock'n'roll tiennent dans ces disques. On peut jurer sans trop se tromper que chaque titre de chacun d'entre eux a généré une centaine de vocations. Combien de groupes amateurs ou futurs pros se sont un jour appelés, fût-ce pour quelques mois, Paranoid, Supernaut, Cornucopia, Symptom of The Universe, Sabbra Cadabra, Orchid ou N.I.B. ? Des centaines ? Des milliers ? L'hexalogie originelle, avant que tout ne parte en couille et que la drogue, d'abord récréative, ne vienne tout détruire, se situe à ce niveau de légende. Black Sabbath est au metal et autres musiques dites "extrêmes" ce que les Beatles sont à la pop. Juste au-dessus de la statue du Commandeur et juste en-dessous de la divinité. Il partage avec une toute petite poignée de très Grands autres d'avoir été tellement copié qu'il demeure aujourd'hui d'une fascinante intemporalité. On dit souvent, histoire de mettre en avant tel ou tel truc un peu vieillot, qu'il n'a pas pris une ride. L'expression revêt ici tout son sens. Littéralement, certains titres du groupe pourraient passer pour avoir paru la semaine dernière.
Bien entendu, il y a ce problème avec Black Sabbath. Ce truc qui retient toujours un peu l'esthète. Même en éludant au maximum, on ne peut totalement délivrer le groupe de Birmingham de ce côté un brin couillon lui collant à la peau. Qu'on le veuille ou non, on lui doit aussi d'avoir popularisé l'une des imageries les plus teubés de l'histoire du rock'n'roll, bien aidé en cela par un frontman qui s'avèrera sur la durée être l'un des plus gentiment crétins du genre. La carrière plus tardive d'Ozzy et son succès international ont fait, par bien des aspects, beaucoup de mal à Black Sabbath et aux riffs monumentaux de Tony Iommi, qui n'opposaient pas grande résistance vu le merdier absolu que devint le groupe dès 1983. On ne lui jettera pas la pierre : à sa manière, Iommi crut sans doute faire preuve d'intégrité, tentant de rester fidèle à une certaine idée du rock envers et contre tous les évidents signes de ringardisation que lui renvoyait chaque miroir (ou chaque album solo d'Ozzy), quitte à donner l'impression que sa musique se ratatinait sur elle-même. On passera là-dessus, rapidement, en se contentant d'observer que tous les groupes à progéniture démesurée générèrent leur lots d'enfants un peu honteux, pour ne pas dire vaguement débilitants. À tout prendre, celle de Sabbath n'est sans doute pas plus risible que celle du Velvet et ses désormais cinq générations d'intellos pétant plus haut que leurs trous de balle et se prétendant Aaaaaaaaartistes. Au moins dans la famille Osbourne a-t-on su se focaliser sur les choses simples, les crucifix de pacotille et l'horreur de carnaval. Détail ironique, surtout au vu de l'approche très premier degré de certains de ses héritiers autoproclamés, tout cela n'a jamais été très sérieux pour les membres du groupe, qui en débattirent beaucoup à l'époque et assumèrent assez tôt le côté potache de la chose. Quand on sait que "N.I.B." est à la base une blague sur la barbe du batteur Bill Ward, tout ou presque est dit. On en revient à l'insolente insouciance de ce Rock des seventies, qui ne cherchait même pas réellement à faire peur ou brusquer les parents de ses fans : juste à faire un truc cool.
Le line-up originel du groupe, quelques mois avant l'arrivée d'Ozzy.
Ce problème évacué, on peut se focaliser sur la musique. C'est ici que les choses sérieuses commencent, et se compliquent. Retenir un seul album de Sabbath pour cette série fut un tel un supplice que l'heureux élu changea pas moins de trois fois et que le groupe fut même suspendu de la liste originale, faute de parvenir à me décider. Initialement, la place était dévolue à Sabbath, Bloody Sabbath (la première rencontre). Auquel succéda brièvement Paranoid (l'album le plus connu et le plus fédérateur) puis, plus longuement, Master of Reality (qui contient ma chanson préférée du groupe, "Sweet Leaf"). Ce sera donc finalement Vol. 4. Il n'est pas exclu que je regrette ce choix d'ici quelques années. Pour tout dire, l'occasion fait un peu le larron : il fêtait ses cinquante ans il y a à peine trois semaines. Sans réédition tapageuse, semble-t-il – mais il est vrai que le dernier remaster ne date que de l'an dernier et achevait déjà d'en faire un truc totalement dément ridiculisant la quasi totalité de la production metal des vingt dernières années. Archétype de l'album sur lequel à peu près tout, son contraire et le contraire de l'inverse a déjà été écrit, Vol. 4 n'a pas forcément laissé un très bon souvenir à ses auteurs – disons qu'il fut plutôt brumeux et qu'on n'a pas forcément tort de systématiquement le présenter comme l'album sur lequel Black Sabbath découvre les drogues durs (ça marchait un peu comme ça à l'époque : une drogue, un album – Master of Reality, le précédent, reste pour sa part notoirement connu pour être celui du hash, même si les choses étaient sans doute un peu moins tranchées s'agissant d'un groupe ayant tellement tout testé que le White Spirit et le Destop y sont probablement passés aussi à un moment). Ce n'est sans doute ni plus ni moins Le Meilleur Album de Black Sabbath que n'importe lequel des cinq autres meilleurs albums de Black Sabbath. Mais il est assurément, à presque tous les égards possibles, la quintessence de ce fameux Rock des seventies qui, parce que tout restait encore à faire, n’avait rien à se refuser. Des collages musicaux, des interludes chelous, une ballade à la Elton John. Du massif et de l'aérien, du brut de décoffrage et du joliment raffiné. Et bien sûr une poignées de ces hymnes absolus que n'importe quel amateur de rock'n'roll se soit d'être capable de reconnaître à la première mesure sous peine d'être la risée de tous ses potes pendant trois semaines. Le gros morceaux de ce cru 1972 s'intitule "Snowblind", mais le commentaire pourrait probablement s'étendre à "Supernaut" ou "Under the Sun". N'importe quelle Face C. du Black Sabbath de cette époque non seulement mérite le titre de classique, mais peut aisément prétendre à celui de chef-d’œuvre incontournable. Alors les Faces A...
On pourrait ainsi perdre beaucoup de temps à essayer de dire ce qu'est la musique de Black Sabbath en général, et Vol. 4 en particulier. D'autres articles plus savants se trouvent sur le Net à ce sujet. Il serait sans doute plus intéressant de se pencher sur ce dont il ne s'agit pas. Il y a bien longtemps que le champ lexical de la lourdeur a été épuisé concernant les riffs de Tony Iommi (et la basse de Geezer Butler). L'oreille impréparée s'attendrait presque à tomber sur du drone en lançant un album du groupe. Black Sabbath n'est pas là-dedans. Il ne cherche pas à assommer et encore moins à hypnotiser, même s'il influença trois générations de Mesmer du metal en puissance. Écouter "Wheels of Confusion" revient à passer près de huit minutes à réaliser (ou se rappeler) qu'avant tout autre chose et à l'instar de tous ses contemporains, Black Sabbath est issu du blues, qu'il n'a ni plus ni moins pillé qu'un autre, et que son rock est planant – au sens le plus Floydien du terme. Entendre par-là qu'Ozzy et ses camarades de défonce (en 1972 et même s'il leur reste encore quelques belles années, ils ne sont déjà plus que cela) sont exempts de toute démonstration excessive et ont la politesse de toujours aller à l'essentiel. Les plages psychédéliques occupent rarement plus d'une minute au sein de morceaux ne perdant jamais de vue qu'ils sont des chansons en quête de refrains imparables. S'il est bien un courant que Black Sabbath n'a pas inventé, dont on essaie souvent d'ailleurs de lui refiler injustement la paternité, c'est le prog. Il finira par en faire, comme à peu près tous les groupes apparus après 68 et avant 76, mais ce sera le commencement de la fin et, Satan nous garde, on n'en trouve pas la plus petite trace sur l'hexalogie de 1970-75. Pas un hasard si celle-ci deviendra l'influence majeure du grunge, du thrash ou de la frange la plus métallique du hardcore : fondamentalement, le Black Sabbath de Vol. 4 est un groupe de rock-pan-dan-ta-gueule comme son époque avait quasiment déjà cessé d'en produire en 1972. Les choses seront différentes une petite décennie plus tard. En un sens, le Sab' deviendra un authentique groupe de metal après le départ de Ronnie James Dio, lorsque Tony Iommi prendra le total contrôle et que les chansons commenceront à être construites autour des soli plutôt que les soli, jammés au cœur des morceaux. Enregistré en total freestyle par un groupe en auto-non-gestion, Vol. 4, lui, a l'énergie du live. L'odeur du sang, aussi. Pas étonnant qu'il soit l'album favori de gais lurons comme Henry Rollins ou Peter Steele (ou Thomas Sinaeve, du Golb). Il semble porter en lui une douleur d'autant plus étrange que diffuse, difficilement palpable. Le groupe, en apparence, ne paraît pas moins goguenard qu'à son habitude. Mais les nasillardises d'Ozzy, qui affirme réellement son personnage scénique à cette époque mais n'a pas écrit un mot des lyrics, n'empêchent pas "Wheels of Confusion" de raconter exactement ce que son titre suggère : l'histoire d'un groupe plus vraiment sûr de savoir s'il est dans l'euphorie (ré)créative ou simplement en pleine déliquescence mais qui ne peut de toute façon pas s'arrêter – l'abandon est trop exquis et ce qui en résulte, trop jouissif. L'histoire du Rock des seventies, somme toute, dont l'hédonisme absolu se soldera par une obésité morbide, des concerts dans des stades et des coups de Doc Martens dans le bide de vieilles stars à demi overdosées. Mais qui cinquante ans après persistera à toujours trouver un moyen de vous rappeler que le seul Rock digne de s'écrire avec une majuscule, c'était lui.