[Mes Disques à moi (et rien qu'à moi) - Hors série N°8]
C'est une copine qui me l'a annoncé dans un mail. "Putain, Daniel Darc est mort, et la seule chose à la quelle je peux penser c'est ta chronique." Je ne lui ai pas demandé de quelle chronique elle parlait. Allez comprendre pourquoi, j'ai immédiatement su qu'il s'agissait de celle-ci. Dans laquelle j'ironise sur sa manière de surjouer les survivants, depuis des années, à tout bout de champ. Sur son obsession pour Dieu et la suraffirmation caricaturale de sa FOI. Daniel Darc ou l'éternel retour de la revanche de la résurrection rédemptrice. J'ai beau ne pas en enlever un mot, je n'ai pas trop aimé l'idée que ce soit cet article que l'on ressorte. Il nous l'avait pourtant bien dit, de n'avoir aucun remords le jour de ses obsèques.
Comme un fait exprès, Daniel Darc est mort le seul soir de la semaine où je n'avais pas de bière au frais. Rien. Pas un alcool pour oublier, et pour les accompagner, ces monuments glauques ou ces chants d'amour - à Dieu ou à la femme idéale (la prochaine, donc. Toujours). J'ai pris ça pour un signe. Je n'allais pas me soûler pour oublier, je n'allais pas me noyer dans l'alcool et tous ces auto-éloges funèbres qu'il passa sa vie à rédiger. J'allais devoir m'endormir avec cette idée (Daniel Darc est mort). Il m'a semblé que c'était une bande-annonce comme une autre aux années à venir, celles où tout serait à réécrire (Daniel Darc est mort). Celles où l'on ne pourrait plus commencer un texte en évoquant Darc le survivant. Que ce soit pour en rire, s'en féliciter ou s'en affliger. J'ai repensé à Keith Richards, le jour de la mort de Guthrie : "Tout est fini : Woody Guthrie est mort". Puis dans un même élan, j'ai pensé à moi - car dans le fond penser à soi est souvent la meilleure manière d'honorer ses héros. À ma vie, à ce que j'ai traversé, cru traversé ou voulu traversé. À tous ces instants où Darc était là, en sourdine. À l'allégresse qui continue de me saisir chaque fois que résonnent les premières notes de "Sous influence divine". À ces nuits à sangloter parce que toutes les filles étaient parties. À ce matin de décembre où je suis allé rejoindre une femme dont je ne savais pas encore que je l'aimais et où moi aussi, à ma manière, je marchais dans la neige sans avoir froid. Oui, j'ai pensé à tout cela et d'autres choses aussi - et puis à Dieu encore. Bien sûr. Lorsque l'un de vos héros s'en va, il se passe en vous, toujours, quelque chose qui ne ressemble à rien d'autre. Vous ne sauriez le décrire. Ce n'est pas comme si une partie de vous mourait. Ce n'est pas comme si l'on vous arrachait un être cher. C'est plus complexe - d'une certaine manière plus violent - que cela. Plus encore que la famille... plus encore que les amours... les héros, ceux de notre jeunesse en particulier, font de nous ce que nous sommes. Ils nous définissent, nous et notre vision du monde. Daniel Darc est mort. Durant les premières minutes, j'ai besoin de le répéter - d'en parler à tout le monde. C'est à moi qu'on s'en prend. À mon intégrité mentale. C'est mon imaginaire que l'on attaque et mon monde intérieur qui est pris d'assaut. Demain, dans une heure ou dans dix minutes, il ne pourra plus jamais être le même. Comment lutter ? Réponse évidente : je descends acheter un pack à l'épicerie du coin.
À mon retour, par réflexe, je sors bien sûr un disque. Sous influence divine, évidemment, qui n'est sans doute ni le meilleur ni mon préféré, mais assurément celui qui m'a toujours été le plus vital, avec son énergie un peu triste, sa mélancolie contemplative et ses chroniques de l'impatience amoureuse. Instantanément, des images défilent. Des images, oui. Pas des sons. À force, "Le Seul garçon sur Terre" finit bien par éclore dans un recoin de mon crâne, mais ce sont surtout des images qui me viennent - ce qui quelque part dit tout de ce que représentait Daniel Darc pour quelqu'un de ma génération. Darc a été une de mes toutes premières idoles, au berceau ou quasiment. Il a été l'un des premiers artistes que j'aie vus en concert, et aura été plus tard l'une des mes toutes premières interviews, à une époque où j'étais jeune, mince, chevelu mais où paradoxalement il en fallait très peu pour m'impressionner. Il a été tout cela pour moi, ce qui suffit à lui octroyer une place à part, mais dans le fond il a été... il est infiniment plus.
Il y a quelques années, un ami un peu plus jeune que moi a osé me poser la question tabou. Celle que certains - beaucoup ? - se sont souvent posée, qui n'étaient pas là pour voir de leurs yeux en 1979, sans jamais oser la formuler de manière aussi frontale. "Excuse-moi, mais je suis en train d'écouter Taxi Girl là, et comment dire ?... pourquoi Taxi Girl c'est génial et Indochine c'est nul ?" Je ne me rappelle plus ma réponse, mais je suis à peu près certain qu'elle n'était pas sincère. Or c'est bien dans cette réponse que réside l'attachement viscéral que tant d'entre nous éprouvaient pour Darc. Dans cette réponse : donc dans l'image qu'elle projette. Taxi Girl, Darc... c'était cela dans le fond : l'image. L'esthétique. Bien sûr, Seppuku est un des meilleurs albums de new-wave de tous les temps. Un chef-d’œuvre sépulcral dont les vers saignants laissèrent croire un temps que la France ne chanterait plus jamais la pop de la même manière. Un disque, plus édité depuis des lustres, dont on aimerait bien lancer qu'il changea la face du rock français tout en sachant qu'à vrai dire, avant lui, il n'y en avait aucune. Le meilleur groupe de rock français, du vivant de Taxi Girl ? Sans doute les Dogs. Un groupe qui faisait tout pour être anglais. Rien à voir les esthètes du rouge et noir, ces types qui transpiraient la capitale dans toute sa splendeur et toute sa crasse (et lui rendirent enfin la monnaie de sa pièce), et pour qui ennui urbain n'était pas une expression à deux balles pour meubler dans un mauvais article de Rock & Folk. Avant ça, le rock français n'était rien. Une blague de potache, au mieux.
Après Seppuku, ce ne pouvait plus être la même histoire. Plus qu'un son (les albums de Taxi Girl ne sont pas d'une originalité déconcertante par rapport à ce qui fait dans le genre à la même époque), Taxi Girl lui donne une image, un visage et même un corps : celui de Daniel Darc. Ce jeune homme qui n'avait rien demandé à personne et qui se trouvera à incarner le rock français de manière entière, radicale et absolue. Un type qui, même après avoir vu sa carrière druckerisée et enregistré un innommable album de variété jetset, continuait à suinter le danger et la douleur par tous les pores de la peau. Il n'était pas le plus grand chanteur du monde (sur la fin, son chant était même carrément dégueu). Sans sidekick, il était un songwriter assez moyen. En tant que parolier, on dira qu'il avait ses fulgurances. Mais tout cela n'avait aucune importance : il avait la présence, il avait morgue et, depuis longtemps, il avait la Légende. L'essentiel, en somme. Le meilleur. Je me souviens d'une conférence de presse, dans un festival, au milieu de pseudos journalistes qui devaient le connaître depuis un an et demi à tout casser. Je me souviens de son arrivée, de sa démarche hoquetante et de ce regard glacé. Je me souviens de comment ceux qui péroraient deux minutes plus tôt se sont tus pour prendre une magistrale leçon de charisme. Darc sentait le sang, la sueur, les tripes. Cela faisait des décennies qu'il ne jouait plus à strictement parler de rock'n'roll (à vrai dire, dès 1983 et Quelqu'un comme toi, Taxi Girl commence à se faire mordiller le cul par le démon de la variété), mais ça n'avait aucune importance : il était le rock'n'roll, et peu importe ses interviews et peu importe la qualité de ses disques, il ne pouvait s'en défaire. Aujourd'hui il sera de bon ton, pour les uns de rappeler sa vie tellement rock'n'fuck, pour les autres d'ironiser à ce sujet en vomissant les clichés lui collant aux basques. Comme si Daniel Darc n'avait pas réellement brûlé la vie par les deux bouts. Comme s'il n'avait pas réalisé le Grand Chelem rock et excellé dans toutes ses compétitions (RAGE. DOPE. MORT. DIEU. Dans cet ordre). Comme si sa vie n'était pas l'incarnation ultime d'une certaine idée du rock'n'roll qui aux yeux de beaucoup apparaîtra comme un cliché. Il était le rock'n'roll tel que vous ne vouliez surtout pas le vivre - donc tel que vous adoriez le fantasmer. Lui, "si parfait devant le miroir". On ne saurait recenser toutes les allusions aux miroirs, glaces, vitres et vitrines dans ses textes. L'image, encore. Dès "Cherchez le garçon" (qui est bien une chanson sur le cinéma et non un hymne crypto-gay), elle est déjà là, obsédante. Inquiétante. "Sur un écran géant/Ses yeux ferment". Oui, cet homme était né pour être une icône, un fantasme. Comme ce corps qu'on vit au fil des années se métamorphoser en œuvre à part entière, transfiguré par les tatouages à chaque nouvelle résurrection. Comme ce visage étrange, un peu effrayant, de plus en plus unique au fil des années. Je ne crois pas avoir croisé dans ma vie individu plus photogénique que celui-ci. Il devait vraiment falloir être un couillon de première catégorie pour foirer un cliché de Daniel Darc.
Alors bien sûr on vous dira, devant les élégies, arrêtez avec tout ça, Daniel Darc c'était avant tout de la musique. Une fois n'est pas coutume, ce sera faux. Daniel Darc, c'était bien plus qu'une histoire de musique ; fût-il un simple musicien, même très bon, qu'on saurait à peine qui il est aujourd'hui. C'était affaire d'image, de symboles - de mystique. Celle de la Bible ou celle du rock, après tout peu importe. De la figure christique et celle de la rockstar écorchée, il n'y a de toute façon qu'un minuscule intervalle... un interstice de rien du tout. Darc aurait sans doute voulu incarner la première. Il aura merveilleusement transcendé la seconde. On aurait tort de croire que c'était la plus facile à assumer.