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Vu le temps que la presse passa à vendre le retour de Nick Cave au rock-dur-qui-tache des années avant que celui-ci ait réellement lieu (sur le premier Grinderman), on imagine comme la tentation doit être forte aujourd'hui d'annoncer Push the Sky Away comme la grande réconciliation de Nick Cave avec les chansons d'amour-que-même-pourtant-il-avait-juré-craché-que-c'était-fini (ç'avait même fait la couv' de Rock & Folk - c'est vous dire si l'info était sérieuse). Il faudra évidemment s'en préserver. Personne ne s'en préservera. Peu importe que la réalité soit bien différente - et bien plus passionnante.
Si l'on voulait faire court, on pourrait résumer Push the Sky Away en disant qu'il est à peu près tout ce que 99 % des albums de vieux rockers ne sont jamais. A lui seul et en neuf titres seulement, il lave un certain nombre d'affronts qui tous ont le visage de vieilles gloires devenues des parodies d'elles-mêmes. Nick Cave ne mange pas de pain-là. Nick Cave ne sera jamais de cette sorte-là. C'est bien pourquoi quoiqu'il fasse et même lorsqu'il commet des albums discutables ou mineurs (son Grinderman 2 il y a un peu plus de deux ans, par exemple), il reste le Héros majuscule de ce blog. Combien sont-ils, les songwriters de plus de cinquante ans (voire juste de plus de quarante) à pouvoir se targuer de continuer à se remettre sans cesse en question, et leur travail en perspective ? Combien sont-ils, les artistes ayant franchi le cap des trente ans de carrière à toujours avoir les cojones, l'envie et tout simplement le talent de tenter des choses ne ressemblant à rien de ce qu'ils ont fait auparavant ? Dylan fut de ceux-là, il y a longtemps. Aujourd'hui, à vue de pif et à moins qu'un immense génie nous ait échappé ces dernières années, la réponse est simple : aucun. Les autres ont d'une manière ou d'une autre fini par ployer le genou, sombrer dans un anonymat un peu tristounet ou se couvrir de honte. Nick Cave, lui, est toujours là. Même où on ne l'attend pas. Même quand on ne l'attend plus.
Car ce Push the Sky Away tendu, aux lyrics désolés et à la production soyeuse, a quelque chose de miraculeux. Même en étant généreux comme peuvent l'être tous les amoureux, il était difficile de considérer le récent virage rétro-seventies du Caveman comme le sommet de sa carrière. Une parenthèse intéressante, sans doute. Une volonté louable de ne pas s'enfermer dans un registre, bien entendu. Une réflexion à peine déguisée sur ce qui reste du roll dans le rock d'aujourd'hui, certainement. Et encore une volonté d'en remontrer en matière de sauvagerie, en jouant ce rock groovy sous perfusion Presley-Stooges vers lequel évitent sagement de s'aventurer la plupart des dinosaures du rock une fois franchie la quarantaine. Sans parler d'une omniprésence inhabituelle, à coup de roman, à coup de long-métrage, à coup de featurings. Il y avait matière à s'emballer - il y a toujours matière à s'emballer avec Cave - mais au final, cette période laisse relativement peu de grands souvenirs. Un premier Grinderman puant le sang et le sexe en guise de claque inaugurale. Un Dig!!! Lazarus Dig!!! en forme d'exercice de style passéiste. Un second Grinderman sonnant souvent comme une parodie assumée et outrancière. Si Push the Sky Away ne reprend pas musicalement les choses là où Abattoir Blues les avait laissées il y a presque dix ans, il le fait en terme de qualité, d'écriture et d'ambitions. Parce qu'il s'impose comme le meilleur opus de son auteur depuis lors... et surtout parce qu'il renoue avec un univers, une esthétique et un ton qui, plus que n'importe quelle couleur musicale, ont fait de Nick Cave ce qu'il est aujourd'hui pour toute une génération de fans de rock. Un storyteller autant sinon plus qu'un musicien. Une voix - au sens propre comme au sens figuré - dont on avait parfois le sentiment qu'il avait délibérément choisi de la sacrifier sur ses dernières productions, trop souvent empreintes de second degré pour que l'on puisse totalement se laisser emporter.
Dans le fond, ces cinq ou six dernières années, Nick Cave a fait beaucoup d'efforts pour ne plus être Nick Cave. Peut-être lui fallait-il en passer par là pour publier aujourd'hui un disque aussi gracieux, élégant et singulier que celui-ci. Peut-être lui fallait-il tordre le coup à Nick Cave - à son image, à sa légende - pour redevenir le plus grand rocker de sa génération. Balancer son piano par la fenêtre, conchier le romantisme et les ballades, tirer la chasse sur le mysticisme. On a suffisamment insisté ici sur la capacité de Nick Cave à se réinventer tout en maintenant un univers cohérent pour oser avancer l'idée qu'il était, peut-être, arrivé à la croisée des chemins (de croix). Que cette fois-ci, sa réincarnation demandait un investissement plus long, plus profond. On extrapolera à peine en notant qu'entre autres, elle lui aura coûté cette fois-ci quelques vieux camarades de route. Moins de dix ans après Blixa Bargeld, c'est Mick Harvey, le fidèle d'entre les fidèles, qui a fini par aller voir ailleurs si le blues y était. Pas de chance : il est là, le blues. Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas été si présent, si proche, si splendide que sur cet album de Bad Seeds réduites à leur trognon : une voix toute en retenue, un violon majestueux, des guitares funambules. L'emballage minimal à des mélodies osseuses, volontiers langoureuses et répétitives. En quelque sorte, Push the Sky Away constitue un genre d'improbable compromis entre le rock diluvien des dernières années et ces ballades meurtrières qui firent le succès des Bad Seeds à la fin des années quatre-vingt-dix. De la mélancolie bien sûr, mais aussi une incroyable tension, une violence contenue faisant des "We No Who U R" et autres "We Real Cool" les lointains cousins de "Red Right Hand" ou de "Stagger Lee". Ces merveilles de noirceur qui n'avaient jamais besoin d'élever le feulement pour plonger l'auditeur dans le malaise. Ces blues traînants où Leonard Cohen venait s'enliser ("Water's Edge" pourrait presque figurer sur Your Funeral... My Trial). Ces ballades infernales aux milieux des fantômes d'idoles déchues (Morrison, le King...), où malgré tout parvenait parfois à percer la lumière ("Jubilee Street", déjà la plus belle chanson de l'année). Ces blues en apesanteur, au chant hoquetant finissant toujours, l'adrénaline montant, par lâcher prise. Il y a une dizaine d'années, Bowie plaisantait au sujet des critiques qui, à chacune de ses sorties, célébraient son meilleur album depuis Scary Monsters. Une bonne blague qui ne fait plus rire personne à l'écoute de son dernier single, dont on doute fort qu'il annonce un LP moitié aussi bon que son classique du début des eighties. Nick Cave, lui, peut dormir tranquille : à son niveau, il vient seulement de publier son meilleur disque depuis No More Shall We Part. Une paille.
Push the Sky Away, de Nick Cave & The Bad Seeds (18/02/13)
Vu le temps que la presse passa à vendre le retour de Nick Cave au rock-dur-qui-tache des années avant que celui-ci ait réellement lieu (sur le premier Grinderman), on imagine comme la tentation doit être forte aujourd'hui d'annoncer Push the Sky Away comme la grande réconciliation de Nick Cave avec les chansons d'amour-que-même-pourtant-il-avait-juré-craché-que-c'était-fini (ç'avait même fait la couv' de Rock & Folk - c'est vous dire si l'info était sérieuse). Il faudra évidemment s'en préserver. Personne ne s'en préservera. Peu importe que la réalité soit bien différente - et bien plus passionnante.
Si l'on voulait faire court, on pourrait résumer Push the Sky Away en disant qu'il est à peu près tout ce que 99 % des albums de vieux rockers ne sont jamais. A lui seul et en neuf titres seulement, il lave un certain nombre d'affronts qui tous ont le visage de vieilles gloires devenues des parodies d'elles-mêmes. Nick Cave ne mange pas de pain-là. Nick Cave ne sera jamais de cette sorte-là. C'est bien pourquoi quoiqu'il fasse et même lorsqu'il commet des albums discutables ou mineurs (son Grinderman 2 il y a un peu plus de deux ans, par exemple), il reste le Héros majuscule de ce blog. Combien sont-ils, les songwriters de plus de cinquante ans (voire juste de plus de quarante) à pouvoir se targuer de continuer à se remettre sans cesse en question, et leur travail en perspective ? Combien sont-ils, les artistes ayant franchi le cap des trente ans de carrière à toujours avoir les cojones, l'envie et tout simplement le talent de tenter des choses ne ressemblant à rien de ce qu'ils ont fait auparavant ? Dylan fut de ceux-là, il y a longtemps. Aujourd'hui, à vue de pif et à moins qu'un immense génie nous ait échappé ces dernières années, la réponse est simple : aucun. Les autres ont d'une manière ou d'une autre fini par ployer le genou, sombrer dans un anonymat un peu tristounet ou se couvrir de honte. Nick Cave, lui, est toujours là. Même où on ne l'attend pas. Même quand on ne l'attend plus.
Car ce Push the Sky Away tendu, aux lyrics désolés et à la production soyeuse, a quelque chose de miraculeux. Même en étant généreux comme peuvent l'être tous les amoureux, il était difficile de considérer le récent virage rétro-seventies du Caveman comme le sommet de sa carrière. Une parenthèse intéressante, sans doute. Une volonté louable de ne pas s'enfermer dans un registre, bien entendu. Une réflexion à peine déguisée sur ce qui reste du roll dans le rock d'aujourd'hui, certainement. Et encore une volonté d'en remontrer en matière de sauvagerie, en jouant ce rock groovy sous perfusion Presley-Stooges vers lequel évitent sagement de s'aventurer la plupart des dinosaures du rock une fois franchie la quarantaine. Sans parler d'une omniprésence inhabituelle, à coup de roman, à coup de long-métrage, à coup de featurings. Il y avait matière à s'emballer - il y a toujours matière à s'emballer avec Cave - mais au final, cette période laisse relativement peu de grands souvenirs. Un premier Grinderman puant le sang et le sexe en guise de claque inaugurale. Un Dig!!! Lazarus Dig!!! en forme d'exercice de style passéiste. Un second Grinderman sonnant souvent comme une parodie assumée et outrancière. Si Push the Sky Away ne reprend pas musicalement les choses là où Abattoir Blues les avait laissées il y a presque dix ans, il le fait en terme de qualité, d'écriture et d'ambitions. Parce qu'il s'impose comme le meilleur opus de son auteur depuis lors... et surtout parce qu'il renoue avec un univers, une esthétique et un ton qui, plus que n'importe quelle couleur musicale, ont fait de Nick Cave ce qu'il est aujourd'hui pour toute une génération de fans de rock. Un storyteller autant sinon plus qu'un musicien. Une voix - au sens propre comme au sens figuré - dont on avait parfois le sentiment qu'il avait délibérément choisi de la sacrifier sur ses dernières productions, trop souvent empreintes de second degré pour que l'on puisse totalement se laisser emporter.
Dans le fond, ces cinq ou six dernières années, Nick Cave a fait beaucoup d'efforts pour ne plus être Nick Cave. Peut-être lui fallait-il en passer par là pour publier aujourd'hui un disque aussi gracieux, élégant et singulier que celui-ci. Peut-être lui fallait-il tordre le coup à Nick Cave - à son image, à sa légende - pour redevenir le plus grand rocker de sa génération. Balancer son piano par la fenêtre, conchier le romantisme et les ballades, tirer la chasse sur le mysticisme. On a suffisamment insisté ici sur la capacité de Nick Cave à se réinventer tout en maintenant un univers cohérent pour oser avancer l'idée qu'il était, peut-être, arrivé à la croisée des chemins (de croix). Que cette fois-ci, sa réincarnation demandait un investissement plus long, plus profond. On extrapolera à peine en notant qu'entre autres, elle lui aura coûté cette fois-ci quelques vieux camarades de route. Moins de dix ans après Blixa Bargeld, c'est Mick Harvey, le fidèle d'entre les fidèles, qui a fini par aller voir ailleurs si le blues y était. Pas de chance : il est là, le blues. Voilà bien longtemps qu'il n'avait pas été si présent, si proche, si splendide que sur cet album de Bad Seeds réduites à leur trognon : une voix toute en retenue, un violon majestueux, des guitares funambules. L'emballage minimal à des mélodies osseuses, volontiers langoureuses et répétitives. En quelque sorte, Push the Sky Away constitue un genre d'improbable compromis entre le rock diluvien des dernières années et ces ballades meurtrières qui firent le succès des Bad Seeds à la fin des années quatre-vingt-dix. De la mélancolie bien sûr, mais aussi une incroyable tension, une violence contenue faisant des "We No Who U R" et autres "We Real Cool" les lointains cousins de "Red Right Hand" ou de "Stagger Lee". Ces merveilles de noirceur qui n'avaient jamais besoin d'élever le feulement pour plonger l'auditeur dans le malaise. Ces blues traînants où Leonard Cohen venait s'enliser ("Water's Edge" pourrait presque figurer sur Your Funeral... My Trial). Ces ballades infernales aux milieux des fantômes d'idoles déchues (Morrison, le King...), où malgré tout parvenait parfois à percer la lumière ("Jubilee Street", déjà la plus belle chanson de l'année). Ces blues en apesanteur, au chant hoquetant finissant toujours, l'adrénaline montant, par lâcher prise. Il y a une dizaine d'années, Bowie plaisantait au sujet des critiques qui, à chacune de ses sorties, célébraient son meilleur album depuis Scary Monsters. Une bonne blague qui ne fait plus rire personne à l'écoute de son dernier single, dont on doute fort qu'il annonce un LP moitié aussi bon que son classique du début des eighties. Nick Cave, lui, peut dormir tranquille : à son niveau, il vient seulement de publier son meilleur disque depuis No More Shall We Part. Une paille.
Push the Sky Away, de Nick Cave & The Bad Seeds (18/02/13)