À quoi en est rendu ce monde pour que je doive désormais apprendre la sortie d'un nouveau livre de Philippe Janeada dans l'Heure du Crime plutôt que dans une émission littéraire ? Certes, je ne regarde pas les émissions littéraires, quand je ne manque jamais Jean-Alphonse Richard sur RTL. Je n'ai aucune idée de si Philippe Jaenada est convié dans les premières, mais je ne serais pas étonné qu'à la longue, Super-Philou ne se soit laissé enfermer dans un sous-genre trop petit pour son talent.
Lui-même l'écrit dans Sans preuve & Sans aveu : ce livre, il n'avait pas prévu de l'écrire. Il n'en voulait pas. Il estimait avoir bouclé la boucle de sa période faits-divers avec l'excellentissime Au printemps des monstres (ce n'est évidemment pas lui qui précise excellentissime– c'est moi, vu que ce doit être le seul de ses romans sur lequel je n'ai pas écrit une ligne, alors que c'est un des meilleurs). Mais voilà que touché dans sa chair de justicier par l'histoire d'un homme, Alain Laprie, dont il est rapidement convaincu de l'innocence, non seulement il récidive, mais encore accepte-t-il de franchir le Rubicon en s'attaquant à une affaire contemporaine, dont une large part des protagonistes sont encore en vie (entre nous, cher Philippe, cela ne pouvait que se terminer ainsi). On toussote et l'on croit bien entendre l'auteur lui-même toussoter à plusieurs reprises, tant il se sent obligé de répéter environ trente fois en moins de deux-cent-cinquante pages à quel point il n'est qu'Amour et Respect pour la Justice. Il y a un courage évident dans cette entreprise : j'ai beau avoir une grande gueule et de solides convictions, l'idée de voir un jour débarquer à une séance de dédicaces un des protagonistes de mon livre suffirait à me couper dans mon élan, même s'il venait juste pour me parler et pas pour me casser la gueule (soyons clair : je m'appellerais Thomas Novembre, je pencherais pour la seconde option).
En faisant fi de la capacité de Jaenada a ne pas craindre l'agression physique, ce choix de sujet a deux conséquences évidentes sur son récit : d'une part, il l'oblige à se perdre en circonvolutions, précautions oratoires et pseudonymes un tantinet confus (entre nous, cher Philippe, n'était-il pas plus simple d'utiliser des couleurs pour les membres de la famille, et des animaux pour les tiers ?... vous avez sauté la maternelle ?...) D'autre part, et c'est tout le sel du livre, Jaenada s'auto-catapulte dans un territoire quasiment vierge. Ce qu'il fait dans Sans preuve & Sans aveu, personne ne l'a fait avant lui (ou du moins plus depuis très longtemps, et certainement pas avec un tel panache). Dans une époque où le moindre couillon des réseaux sociaux vient vous les briser dès que vous paraissez contester une décision de justice et où les émissions les plus racoleuses ont sacralisé jusqu'à la nausée la Parole des Victimes, Jaenada ose fouler au pied des concepts que les médias ont de toute façon vidé de leurs sens premiers (pardon Jean-Alphonse, on se retrouve quand même ce soir, promis), détricote le verdict par le menu, méthodiquement, comme il le faisait déjà dans son précédent livre – sans fanfaronnerie, sans essayer de faire croire qu'il va résoudre quoi que ce soit, mais avec humilité, talent, huile de coude, et probablement une solide paire de lunettes au vu du nombre de rapports d'expertise qu'il a avalé. Au-delà-même de son sujet, sur lequel on ne s’appesantira pas trop tant le livre est court (et aussi parce qu'on n'a pas envie de se faire casser la gueule par un membre de la famille Novembre), Jaenada ouvre sur une question fondamentale, qu'il explore malheureusement assez peu, probablement faute de temps et de recul, mais qui a inévitablement déjà effleuré tout amateur de faits divers et d'énigmes criminelles qui se respecte : comment la justice française peut-elle se satisfaire, pour envoyer des gens en prison, dans tellement d'affaires, du proverbial faisceau d’indices concordants, si aisément manipulable et si ouvert à l'interprétation subjective de tout un chacun ? Alain Laprie, comme probablement des dizaines d'autres chaque année, est une victime de cette zone juridique floue et malléable. Non parce qu'il est innocent (contrairement à Super-Philou : je n'en sais foutre rien). Mais parce qu'ailleurs, en Angleterre, au Danemark voire aux États-Unis, Alain Laprie n'aurait même pas été présenté à un juge. Il est bien entendu (et même heureux) que jamais les progrès des sciences et des techniques ne sauront éradiquer le doute. À la lecture de ce récit, on passe cependant beaucoup trop de temps à soupirer qu'enfin... quand même... tout cela n'est pas très sérieux...
Revenons à la littérature, pour conclure. Sans preuve & Sans aveu, pour captivant qu'il soit, n'a que très peu d'intérêt de ce point de vue : ce n'est pas son but, on pourra le regretter, mais c'est le sujet qui l'impose. Jaenada ne va pas aller s'amuser à essayer de faire du Beau ou du Sensationnel avec les vies de gens qui existent vraiment, qui sont là, pas loin, tout près. Il balance les faits bruts, fait une pause pour expliquer comment cette affaire lui est tombée dessus, puis revient désosser la thèse de l'accusation. Si le cahier des charges jaenadesque paraît désespérément vide des habituelles digressions, qui pourrait bien avoir envie de se la raconter en évoquant un homme privé de sa liberté, de sa famille, de sa dignité ? Sans preuve & Sans aveu n'est pas un roman, il faut être clair. Ce n'est même pas un plaidoyer (on est loin de l'emphase grotesque d'un Pull-over rouge). C'est, dès sa première phrase ("Il faut que j'écrive vite"), une impulsion. Sans doute vitale. Et d'autant plus émouvante que son auteur la sait parfaitement vaine.
Sans preuve & Sans aveu
Philippe Jaenada | Mialet-Barrault, 12 oct. 2022