Je suis toujours fasciné par la manière dont une œuvre, le plus souvent littéraire ou cinématographique (la musique ne dérange plus personne depuis longtemps), peut se retrouver violemment confisquée par l’actualité ou l'époque. Violemment n’étant malheureusement pas une façon de parler dans le cas de Soumission, paru faut-il le rappeler le jour de l’attentat de Charlie Hebdo. J’entends bien qu’un tel contexte puisse quelque peu brouiller les cartes. Durant un temps plus ou moins long. Mais allons : critique littéraire, à ce qu’il paraît et bien qu’on ne m’ait jamais fourni de preuve irréfutable de ce fait, est un métier. La personne qui l’exerce est supposée connaître un minimum son sujet, et on peut imaginer (là encore je n’ai jamais eu de preuve irréfutable, mais j’ai envie d’y croire) que savoir lire fasse parti des pré-requis pour aspirer à cette noble profession. Il est vrai que les lettrés ne sont pas les seuls à s’être emparés de cet ouvrage, c’est peut-être tout son dilemme, même si c’était assurément ambition. D'où l'intérêt, cette fois-ci comme d'autres, de laisser passer un peu le temps. Quelques années après (mais allez, ça devait bien marcher aussi sur le coup), il faut lire l’édito de Laurent Joffrin à ce sujet et essayer de résister au fou rire qui monte doucement en constatant que ses arguments pour expliquer combien ce livre est affreux, c’est que des gens qu’il considère comme affreux l’ont apprécié1. Notons qu’à la décharge de la critique (française, le livre a été encensé presque partout ailleurs), l’éditeur n’est sans doute pas blanc blanc non plus de cette affaire que l’on pourrait intituler Comment transformer une fable satirique amère en affreux roman islamophobe. Il faut voir la couverture de l’édition poche du livre pour y croire. J’étais tellement embarrassé de l’acheter que je l’ai lâchement acquise dans un supermarché, glissée entre Libé et un paquet de tranches de jambon sous cellophane. Ce qui quelque part, mais ce n’était pas fait exprès, résume curieusement bien l’œuvre de Houellebecq.
En fait d’affreux ouvrage islamophobe, donc, que trouve-t-on une fois ouvert Soumission ? Eh bien écoutez, c’est incroyable : le roman d’un satiriste faisant mumuse avec les codes du récit d’anticipation. C’est-à-dire très exactement ce que l’on trouve dans tous les romans de Houellebecq depuis si ce n’est le premier, du moins Les Particules. Cruel, parfois très drôle, Soumission n’a rien de bien vilain et c’est au minimum un contre-sens – pour ne pas dire une contre-vérité – que de vouloir en faire un ouvrage islamophobe tant ce que l’on a vendu comme son principal sujet (la victoire d’un parti musulman aux Présidentielles), outre qu’il relève plus de la toile de fond que de la thèse (l’évènement arrive très tardivement dans le récit), est traité avec la même espèce d’indolence que l’auteur appliquait autrefois à celui du clonage. Personne n’aurait l’idée de dire que La Possibilité d’une île est un roman clonophobe, non ? Ni clonophile. Il en va de même pour l’Islam de Soumission, qui sert surtout de catalyseur à la veulerie des personnages, terrifiés et dans le même temps trop paresseux pour faire quoi que ce soit, toujours prompts à brailler que leur pays part à-vau-l’eau mais principalement préoccupés par leur petite bite ou leur grosse promotion.
Le choix de l’expression à-vau-l’eau n’est évidemment pas gratuit. Comme tous ses prédécesseurs mais un peu plus encore, Soumission est hanté par le fantôme de Huysmans, dont le narrateur est un spécialiste (et au sujet duquel Houellebecq signe quelques pages non seulement fort pertinentes, mais animées d’une passion assez inattendue de la part d’un auteur notoirement froid). L’hommage est assumé, revendiqué même. La véhémence et l’esthétisme en moins, encore qu’il ne soit pas dénué d’un certain sens du goût, François est un personnage profondément huysmansien, plus déphasé face à son époque que réellement effrayé par celle-ci. A la manière d’un Durtal post-moderne, il échappe à l’auto-claustrophobie en choisissant l’enfermement en une idée supérieure, religieuse, qu’il approche surtout parce que son désir sexuel s’étiole, point commun qu’il partage avec la plupart des personnages de l’auteur d’À rebours – en creux, certes, puisque Huysmans, dont le véritable rapport aux passions charnelles demeure sujet à controverse, n’évoque quasiment jamais ces choses.
Bien entendu, le roman ne peut se résumer à ce lien dont on s’étonnera tout de même, au vu de son évidence, d’avoir lu si peu d’articles l’évoquant ne serait-ce qu’un instant (bravo pour l'effort, Lolo Jojo). Avant d’être huysmansien, François est un personnage houellebecquien, c’est bien pourquoi on ne peut lui reprocher une quelconque -phobie : François n’est pas atrabilaire, à peine misanthrope ; juste isolé et apathique (encore que moins que les gens qu’il croisera dans sa lente dérive). Islamophobe, lui ? Sa réaction la plus virulente à l’égard du changement de modèle de société qui se profile relève plus de la semi-indifférence, en parfait reflet (mais encore faut-il accepter de contempler celui-ci) de ses concitoyens, chantres s’il en est du Cela ne pourra pas être pire qu’autre chose. Il est d’ailleurs troublant de noter à quel point, si l’on oublie cinq minutes la Fraternité Musulmane (qui n’est dans le fond qu’une provocation à la limite du potache), Houellebecq voit juste lorsqu’il prédit l’explosion des anciens partis politiques, la manière dont ces derniers choisissent de s’auto-vassaliser à la nouvelle force centriste dominante2, l’élection d’un Président jeune et ambitieux totalement inconnu quelques années auparavant… et même le retour de François Bayrou ! Cette dernière phrase étant à lire de la manière la plus goguenarde possible (soit donc, sans doute, bien moins goguenarde que ce dont Houellebecq lui-même est capable) ; prendre l’auteur pour un prophète serait tout aussi stupide que d’en faire un Eric Zemmour arty tant il relève, dans ce livre plus encore que dans les autres, du Bouffon – c’est uniquement parce que l’on réserve aujourd’hui ce prestigieux qualificatif à des comiques mainstream d’un consensuel à vomir que l’exposer comme tel pourra paraître étonnant. Il faut le voir s’amuser à mots couverts du personnage de Robert Rediger, grand précurseur de la conversion des élites à l’Islam. La morale est limpide, encore faut-il avoir envie de la lire : c'est l'opportunisme qui prévaut, toujours. Comme souvent chez Houellebecq, on peut y voir ce que l’on voudra, certains ne s'en sont guère privés à la Droite de la Droite (s'ils ont vraiment lu le livre, ce dont on pourra se permettre de douter), mais on ne peut s’empêcher de noter que François, étonnamment curieux – et souvent bizarrement touchant – pour un personnage de l’auteur, fait preuve de bienveillance vis-à-vis de la nouvelle élite en train de se dessiner. Peut-être le problème de ce livre résidait-il finalement surtout dans son titre, trompeur : la Soumission dont-il est question n’est pas tant pas celle à l’Islam que celle devenue presque consubstantielle de la société française, toujours prompte à s’indigner pour un oui ou pour non mais finalement d’un conformisme et d’une apathie confondantes. Ce qui, si l’on se reporte une dernière fois à Huysmans, en ferait presque une parodie de Là-bas.
1.Malheureusement le fou rire se dissipera finalement en constatant la sidérante erreur factuelle qui se glisse en fin de texte, puisque des Esseintes, héros d’À rebours, ne trouve nullement « la paix dans le Catholicisme » (plutôt malmené dans cet ouvrage), même si les derniers mots du roman sont bien une adresse non-dénuée d’ironie au Seigneur. Il s’agit d’une évidente confusion avec l’autre héros-double de Huysmans, Durtal, qui trouve la paix dans le Catholicisme dans En route, paru plus décennie plus tard. Mais bon, de toute façon, mettre Huysmans dans la même phrase et sur le même plan que Barrès ou Maurras est déjà, à la base, un raccourci grossier doublé d’une véritable injure au bon goût.
2.Cela a été peu dit, cela servait tellement mal le procès en Zemmourisation de l’auteur, mais le personnage de Ben Addes n’est pas si extrémiste ni intégriste. En fait, le côté religieux mis à part, il ressemble énormément à… Emmanuel Macron.
En fait d’affreux ouvrage islamophobe, donc, que trouve-t-on une fois ouvert Soumission ? Eh bien écoutez, c’est incroyable : le roman d’un satiriste faisant mumuse avec les codes du récit d’anticipation. C’est-à-dire très exactement ce que l’on trouve dans tous les romans de Houellebecq depuis si ce n’est le premier, du moins Les Particules. Cruel, parfois très drôle, Soumission n’a rien de bien vilain et c’est au minimum un contre-sens – pour ne pas dire une contre-vérité – que de vouloir en faire un ouvrage islamophobe tant ce que l’on a vendu comme son principal sujet (la victoire d’un parti musulman aux Présidentielles), outre qu’il relève plus de la toile de fond que de la thèse (l’évènement arrive très tardivement dans le récit), est traité avec la même espèce d’indolence que l’auteur appliquait autrefois à celui du clonage. Personne n’aurait l’idée de dire que La Possibilité d’une île est un roman clonophobe, non ? Ni clonophile. Il en va de même pour l’Islam de Soumission, qui sert surtout de catalyseur à la veulerie des personnages, terrifiés et dans le même temps trop paresseux pour faire quoi que ce soit, toujours prompts à brailler que leur pays part à-vau-l’eau mais principalement préoccupés par leur petite bite ou leur grosse promotion.
Le choix de l’expression à-vau-l’eau n’est évidemment pas gratuit. Comme tous ses prédécesseurs mais un peu plus encore, Soumission est hanté par le fantôme de Huysmans, dont le narrateur est un spécialiste (et au sujet duquel Houellebecq signe quelques pages non seulement fort pertinentes, mais animées d’une passion assez inattendue de la part d’un auteur notoirement froid). L’hommage est assumé, revendiqué même. La véhémence et l’esthétisme en moins, encore qu’il ne soit pas dénué d’un certain sens du goût, François est un personnage profondément huysmansien, plus déphasé face à son époque que réellement effrayé par celle-ci. A la manière d’un Durtal post-moderne, il échappe à l’auto-claustrophobie en choisissant l’enfermement en une idée supérieure, religieuse, qu’il approche surtout parce que son désir sexuel s’étiole, point commun qu’il partage avec la plupart des personnages de l’auteur d’À rebours – en creux, certes, puisque Huysmans, dont le véritable rapport aux passions charnelles demeure sujet à controverse, n’évoque quasiment jamais ces choses.
Bien entendu, le roman ne peut se résumer à ce lien dont on s’étonnera tout de même, au vu de son évidence, d’avoir lu si peu d’articles l’évoquant ne serait-ce qu’un instant (bravo pour l'effort, Lolo Jojo). Avant d’être huysmansien, François est un personnage houellebecquien, c’est bien pourquoi on ne peut lui reprocher une quelconque -phobie : François n’est pas atrabilaire, à peine misanthrope ; juste isolé et apathique (encore que moins que les gens qu’il croisera dans sa lente dérive). Islamophobe, lui ? Sa réaction la plus virulente à l’égard du changement de modèle de société qui se profile relève plus de la semi-indifférence, en parfait reflet (mais encore faut-il accepter de contempler celui-ci) de ses concitoyens, chantres s’il en est du Cela ne pourra pas être pire qu’autre chose. Il est d’ailleurs troublant de noter à quel point, si l’on oublie cinq minutes la Fraternité Musulmane (qui n’est dans le fond qu’une provocation à la limite du potache), Houellebecq voit juste lorsqu’il prédit l’explosion des anciens partis politiques, la manière dont ces derniers choisissent de s’auto-vassaliser à la nouvelle force centriste dominante2, l’élection d’un Président jeune et ambitieux totalement inconnu quelques années auparavant… et même le retour de François Bayrou ! Cette dernière phrase étant à lire de la manière la plus goguenarde possible (soit donc, sans doute, bien moins goguenarde que ce dont Houellebecq lui-même est capable) ; prendre l’auteur pour un prophète serait tout aussi stupide que d’en faire un Eric Zemmour arty tant il relève, dans ce livre plus encore que dans les autres, du Bouffon – c’est uniquement parce que l’on réserve aujourd’hui ce prestigieux qualificatif à des comiques mainstream d’un consensuel à vomir que l’exposer comme tel pourra paraître étonnant. Il faut le voir s’amuser à mots couverts du personnage de Robert Rediger, grand précurseur de la conversion des élites à l’Islam. La morale est limpide, encore faut-il avoir envie de la lire : c'est l'opportunisme qui prévaut, toujours. Comme souvent chez Houellebecq, on peut y voir ce que l’on voudra, certains ne s'en sont guère privés à la Droite de la Droite (s'ils ont vraiment lu le livre, ce dont on pourra se permettre de douter), mais on ne peut s’empêcher de noter que François, étonnamment curieux – et souvent bizarrement touchant – pour un personnage de l’auteur, fait preuve de bienveillance vis-à-vis de la nouvelle élite en train de se dessiner. Peut-être le problème de ce livre résidait-il finalement surtout dans son titre, trompeur : la Soumission dont-il est question n’est pas tant pas celle à l’Islam que celle devenue presque consubstantielle de la société française, toujours prompte à s’indigner pour un oui ou pour non mais finalement d’un conformisme et d’une apathie confondantes. Ce qui, si l’on se reporte une dernière fois à Huysmans, en ferait presque une parodie de Là-bas.
👍👍👍 Soumission
Michel Houellebecq | Flammarion, 2015
1.Malheureusement le fou rire se dissipera finalement en constatant la sidérante erreur factuelle qui se glisse en fin de texte, puisque des Esseintes, héros d’À rebours, ne trouve nullement « la paix dans le Catholicisme » (plutôt malmené dans cet ouvrage), même si les derniers mots du roman sont bien une adresse non-dénuée d’ironie au Seigneur. Il s’agit d’une évidente confusion avec l’autre héros-double de Huysmans, Durtal, qui trouve la paix dans le Catholicisme dans En route, paru plus décennie plus tard. Mais bon, de toute façon, mettre Huysmans dans la même phrase et sur le même plan que Barrès ou Maurras est déjà, à la base, un raccourci grossier doublé d’une véritable injure au bon goût.
2.Cela a été peu dit, cela servait tellement mal le procès en Zemmourisation de l’auteur, mais le personnage de Ben Addes n’est pas si extrémiste ni intégriste. En fait, le côté religieux mis à part, il ressemble énormément à… Emmanuel Macron.