[Mes disques à moi (et rien qu'à moi) - N°114]
Live Classics, vol. 1– Bobby Conn & The Glass Gypsies (2005)
Les bouffons n'ont pas la cote. Ils ne l'ont jamais eue. S'il peut bien leur arriver de rencontrer le succès, c'est toujours un peu par accident, toujours un peu illégitime. Sur un malentendu, tout peut marcher – surtout de nos jours. Il y aura toujours un ou deux critiques anéjaculateurs pour vous prendre au sérieux. Mais ce sera toujours dans le mauvais sens du terme : en souillant votre fantaisie d'un intellectualisme somme toute primaire, malvenu, tout plein de neurones protubérants. Il est drôle mais il est grave, vous comprenez ? Il est drôle mais attention : c'est parce que sa mère a été violée par des nazis sous ses yeux, ce qui l'a traumatisé au point d'en faire un rigolo profondément
Une fois n'est pas coutume, on ne vous en voudra donc pas d'ignorer totalement qui est Bobby Conn. Le lecteur du Golb ne peut pas lire que Le Golb. Inévitablement, il vous arrive aussi de vous perdre dans d'autres lieux où je parierai que vous n'auriez aucune chance de croiser l'auteur de l'extraordinaire "Home Sweet Home", autobiographie tout à la fois burlesque et poignante d'un survivaliste en pleine de crise de paranoïa.
Un type qui s'est révélé au monde (donc à cinq types probablement totalement défoncés ce jour-là) en pastichant Michael Jackson de manière tout à fait sérieuse et involontaire (il le kife) dans le mémorable "Never Gotta Get Ahead", tube interplanétaire dans une galaxie qui malheureusement n'est pas la nôtre. Un Grand Monsieur Nimp' dont les concerts, par trop rares en nos contrées, ont tendance à laisser des traces indélébiles dans les mémoires. L'anecdote est d'autant plus connue que je l'ai déjà racontée dans un autre article : c'est sur scène, au meilleur endroit sans doute, que j'ai découvert Bobby Conn, en compagnie de mon camarade Arbobo (que je salue au passage). Qu'en disions-nous alors ? "En treillis mais terriblement glam, le groupe enquille les popsongs électrisantes, avec violon kitsch et synthé bricolo. On pense à un genre de Pulp heavy, tout aussi dégingandé mais carrément plus percutant." Des années après, je n'en enlèverais pas un mot – et encore ne savais-je pas alors dans quel engrenage je mettais le doigt en achetant un simple disque au sortir de cette prestation ébouriffante, de cette manière compulsive que j'aie parfois de me ruer sur le merch histoire d'immortaliser le moment. Vous connaissez la suite, pour l'avoir sans doute vous-même vécue nombre de fois : on rentre à la maison, tout à des souvenirs qui déjà commencent à s'estomper, on place le disque sur la platine et on se dit que... merde. Ce n'est pas pareil. Ça n'a rien à voir. Ce n'est pas ce que j'avais commandé, là...
Ce n'est pas exactement ce qui m'est arrivé avec Bobby Conn, tout simplement parce que cerner son univers demande un peu plus qu'un court concert de festival et une écoute succincte d'un seul album. Il est criminel de trop prendre le bouffon au sérieux – soit ; on n'a pas dit non plus qu'il lui était interdit d'être complexe. Bien au contraire : c'est cette complexité, cet aspect éparse et insaisissable qui rend l’œuvre de Bobby Conn, un type qui passe les trois quarts de ses interviews à baratiner ses interlocuteurs et le dernier quart à l'avouer crânement, si fascinante. Elle n'est pas d'un seul tenant, possède une multitude d'entrées et ne mélange jamais sa bouffonnerie à de la bêtise pure et simple. Amatrice de nuances et de couleurs et de nuances de couleurs, sa musique va chercher le meilleur des genres les plus immondes (disco, prog, rock FM), puise dans les tréfonds d'une pop tellement bubblegum qu'elle vous en boucherait les oreilles, pour mixer le tout avec les jams les plus sérieuses des artistes les plus intenses (Bowie, Crimson)... et advienne que pourra. Mettre Live Classics, vol. 1, dont rien que le titre fait marrer en l'écrivant, sur sa platine ou n'importe où, dans n'importe quelles circonstances, en devient presque un acte de résistance à cette dictature du bon goût que nous font supporter chaque année ces esthètes de mes deux qui nous ont confisqués notre rock'n'roll il y a déjà bien trop longtemps. Avant même la première note d'"Angels", délivrée à coups de hum hum ha entre l'attardé mental et le détraqué sexuel, on sait déjà qu'on va danser, qu'on va gueuler – qu'on va bien, bien transpirer. Si je n'avais qu'un conseil à vous donner, ce serait d'éviter d'écouter ça en voiture, bien que l'ensemble soit fort entraînant : vous avaleriez les kilomètres sans les voir passer, le problème est que vous le feriez vraisemblablement en tournant en rond voire sur le bas côté. On ne dirait pas comme ça, mais la bouffonnerie, ça peut vous consumer une âme de manière encore plus flamboyante qu'un concept-album de folk lo/fi chroniquant un divorce.
Vous noterez que j'insiste sur terme bouffonnerie sans toutefois utiliser le terme drôlerie. Une écoute ne serait-ce que distraite devrait rapidement vous vous faire comprendre pourquoi. Bobby Conn est un artiste d'une drôlerie irrésistible, particulièrement lorsqu'il entreprend de chanter les hommes enfants ou de prêcher la révolution à coup de paillettes et Menthos probablement parfumés à la fraise, et son goût pour toutes les formes de musiques les plus kitsch et vulgaires, sa capacité à rendre aimable l’innommable – voire à donner envie d'écouter Queen... tout cela renforce cet aspect, mais ses Glass Gypsies ne sont pas un groupe gag (vous savez comme je les déteste). Leur exubérance omniprésente s'arrête au moment où l'on réalise qu'avant tout autre chose, ils produisentt un glam-rock en treillis d'une efficacité militaire, capable de grands moments de pugnacité ("We Came in Peace") voire de rage ("Baby Man", "United Nations"). C'est sans doute ce qui rend le cas de Bobby Conn si unique dans l'histoire récente de la pop : le cul entre deux (ou trois ou quatre) chaises, il refuse de choisir entre ses pulsions musicales, devenant le plus fondamentalement mainstream de tous les artistes underground, le plus funky des anarchistes, le plus léger de tous les songwriters expérimentaux. Sur le papier, peu de choses différencient son background d'une certaine scène arty US, a fortiori lorsqu'on sait que ses premiers albums ont été produits par... Jim O'Rourke, soit donc le gars qui, durant son bref passage chez Sonic Youth, réussit à rendre encore plus chiant, soporifique et prétentieux un groupe ayant quasiment inventé le concept de rock qui pète plus haut que son cul. En s'appuyant sur son premier opus, déjà bien frappé mais nettement plus indie-rockement correct, on peut légitimement supposer que Bobby Conn est un de ces esthètes autoproclamés qui aurait mal tourné au sortir de son école d'arts plastiques, victime d'un traumatisme crâneur après avoir commencé à écouter Michael Jackson pour déconner, ou peut-être juste bercé trop près de la radio lorsqu'il était bébé. Quel que soit l'irréparable commis, on ne peut qu'en féliciter le responsable tant il eût été dommage de se priver d'une sensibilité si... particulière, et d'un goût pour les protest-songs si... baroques. Car c'est bien ce qu'il écrit, ce grand malade : des protest-songs, des vraies, contre à peu près tout et jamais pour rien, les patrons exploiteurs, les pollueurs pas payeurs, les protest-singers eux-mêmes ou n'importe qui l'ayant contrarié ce jour-là – qu'il s'empressera alors d'aller agonir d'injures si burlesques que le Capitaine Haddock lui-même en rougirait. Bouffon, oui, et encore précieux et assurément décadent, son baroque'n'roll, c'est plus vrai que jamais sur ce live, chante des rois dont les empires de cartons s’effondrent au premier coup de vent et dont les châteaux sont bâtis avec des pains au chocolat. La mort y est nulle, l'amour gagne presque toujours à la fin, la conquête du Monde y est un choix de vie comme un autre et l'Apocalypse, une grosse teuf sur une plage nudiste des tropiques. Les révolutionnaires, eux, piquent les fringues de leurs grandes sœurs et les pompes de leurs grands frères pour aller tourmenter les fans de post-rock et les lecteurs des Inrocks, inconscients sans doute que déjà, leur seule existence dans ce monde sinistre est un effroyable acte de guerre. On peut y être absolument réfractaire, oui, ce n'est après tout pas un crime d'être nul et chiant. Mais à quoi bon collaborer quand la résistance est aussi sexy et douée sur le dance-floor ?
Trois autres disques pour découvrir Bobby Conn :
Rise up! (1998)
TheGolden Age (2001)
King for a Day (2007)