...
Ils en ont marre. Et ils le disent. Et ils ont raison. Ce n'est pas moi qui le dis, vous savez que je ne suis pas un râleur. C'est Le Point, un journal bien informé, selon nos informations. Ils en ont marre et ils en ont tellement marre que cela mérite bien une petite couverture. Qui sont-ils ? En vrac et dans le désordre, des chefs d'entreprises, des médecins, des restaurateurs, des expats... etc. Et aussi des profs, même si on ne comprend pas trop ce qu'ils viennent faire dans l'histoire, vu qu'ils sont les seuls du dossier à ne pas soit chercher à gagner de l'argent, soit en avoir déjà pas mal sur leur compte en banque. On suppose que les profs passaient juste comme ça, pour dire bonjour. Et pour que le lecteur tenté de se dire que cette couverture et ce dossier sont incroyables de parti pris et de mauvaise foi se disent qu'ah mais non, tout de même - ils parlent aussi des profs (= des gens de gauche).
Globalement, donc, ces gens qui ont marre, vraiment trop marre, ont réussi ou souhaitent réussir, dans ce monde qui est le nôtre où réussir, c'est avant tout gagner du fric. Comment leur en vouloir ? Il y a deux ans, je les aurais moi-même conduit au bûcher, mais depuis que je suis de droite, je suis plein d'empathie pour les gens qui ont de l'argent. Il faut bien le reconnaître : avoir de l'argent, en France, n'est pas forcément tous les jours facile. Si tous les Copé du monde font un peu rigoler, à ne croire qu'en l'argent et à rappeler qu'en France, on n'aime justement pas ça (l'Argent), on ne peut pas tout à fait leur donner tort sur ce dernier point - même si le fond ne justifie jamais la forme. Oui, la France a du mal avec la réussite telle qu'on la perçoit dans le monde libéral (c'est-à-dire le monde tout court, mais ça aussi, en France, on a du mal à s'y faire). Le Français sait faire preuve d'empathie à l'égard de tout le monde, sauf de celui qui a réussi. Celui-là, il ne le comprend pas et ne le comprendra jamais complètement. Il y a cette confusion diffuse entre réussite et privilèges. Il y a cette croyance inconsciente mais bien ancrée - et bien aveugle - en cette idée que le type qui a réussi est illégitime dans sa réussite, un peu comme s'il avait gagné à la loterie, un peu comme si c'était lui mais qu'à la place ce pourrait bien être un autre. Comme si le type qui a réussi ne pouvait en aucun avoir un talent particulier, n'avait pas sué sang et tripes pour y parvenir, n'avait pas fait des tas de sacrifices, n'avait pas souffert pour en arriver là. Bref, comme s'il n'avait pas mérité d'avoir cet argent. On dit souvent qu'en France, la réussite est toujours suspecte. Ce n'est pas vrai : en France, la réussite n'est surtout pas une valeur en soi. Elle n'inspire ni compassion, ni respect, parce qu'elle n'est pas reconnue comme quelque chose de respectable. Tous les Français aimeraient réussir. En vrai, personne ne rêve d'être pauvre. Mais personne ne respecte ceux qui ne le sont pas. Dans l'esprit tortueux du Français, il n'y a aucune différence fondamentale entre l'entrepreneur et l'héritier. Ce sont juste des gens qui ont plus de pognon que lui. Hypothèse de travail : peut-être que les gens qui ont réussi de cette manière un peu honteuse (en travaillant et en gagnant du fric, beurk) en auraient moins marre de casquer si on leur donnait le sentiment, en contre-partie, que leur participation à l'effort national était reconnue à sa juste valeur. Il est facile, donc stupide, donc dangereux de se contenter de balayer cette grogne généralisée des plus aisés sur le mode de qu'ils ferment leurs gueules, ils sont assez privilégiés comme ça, et puis quoi encore ? Un type qui gagne de l'argent n'est dépourvu ni de cœur, ni d'âme, ni de cerveau, même s'il s'agit là d'une des croyances les plus secrètement partagées par la quasi totalité des électeurs de Gauche. Se demander pourquoi cette catégorie de la population, au-delà des simples questions de prélèvements et de taxes, se sent stigmatisée, et par extension si elle a raison ou tort, ne coûte rien à personne. Mais non. On préfèrera toujours trouver les revenus injustes et déplacés, qu'ils le soient réellement ou pas, comme si le salaire d'un footballeur était comparable à celui d'un PDG qui serait lui-même comparable à celui d'un médecin qui serait lui-même comparable à celui d'un pharmacien. On pourrait se féliciter qu'Ibrahimovic paie dix millions d'impôts en France, une somme si dantesque que quasiment tous ceux qui la rappellent seraient bien incapable d'évaluer ce qu'elle représente, mais on préfèrera toujours se dire qu'il est trop payé à la base - c'est tellement plus facile à expliquer au journal de TF1. Sous prétexte de défense du faible, on sera sans pitié pour le fort, comme s'il fallait compenser une inégalité par une autre, comme si estimer qu'il faut aider le plus faible signifie qu'il ne faille pas être à l'écoute du plus fort - comme s'il fallait se protéger car respecter la réussite sociale des uns induirait fatalement (et curieusement) en creux de mépriser la non-réussite des autres. Le malaise profond qui s'est emparé des catégories les plus aisées (pas uniquement les riches, loin s'en faut) depuis plusieurs mois vient de là, bien plus qu'il ne vient des impôts en eux-mêmes. Ce n'est pas parce que l'on considère comme légitime que ceux qui le peuvent paient plus, voire encore plus, voire même pourquoi pas beaucoup plus... qu'il faille en plus leur pisser à la raie et les regarder comme des parvenus qui n'auraient même pas le droit de ne pas être d'accord. La triste ironie de cette histoire, c'est que les couvertures comme celles du Point, tous ces articles, ces montées au créneau dans les médias, obtiennent exactement l'inverse de l'effet escompté : au lieu de compatir, au lieu de se dire qu'effectivement, tous ces gens participent après tout à l'effort national, on ne les en déteste que plus. On a d'autant plus envie de les faire casquer. Limite de réquisitionner tous leurs biens. Parce qu'ils passent pour des pleureuses alors que nous, qui gagnons difficilement de quoi boucler nos fins de mois, on ne nous tend jamais le micro pour nous plaindre. Cela n'enlève cependant rien au constat de base, la preuve en images :
J'ai commencé à écrire cet article quelques jours avant que n'éclate "l'affaire Depardieu", et bien entendu, Alf s'est rué sur l'occasion pour en faire son dessin de la semaine sur Le Golb. Problème : je suis absolument écœuré par cette "affaire Depardieu", que je trouve grotesque à tout point de vue 1. Entendons-nous bien : d'une part, les revenus de Depardieu ne sont pas les mêmes que ceux de mon médecin ; d'autre part, mon médecin ne part pas vivre en Belgique (encore heureux pour moi). Je suis donc plus prompt à l'empathie pour mon médecin que pour notre Gégé (ex)national. Et pourtant, dans le fond, cette campagne de dénigrement lancée depuis une semaine s'inscrit dans la droite ligne des remarques susmentionnées. Depardieu, après tout, est un homme libre. Ce n'est sans doute pas bien, moralement parlant, de refuser de participer à l'effort national. Mais c'est son droit et cela ne mérite assurément pas de faire la couverture de Libération et l'ouverture de tous les journaux, peu importe qu'il soit un symbole - c'est avant tout un homme, de surcroît un dont on connaît tout des excès, du caractère et de la mégalomanie. Depardieu n'a jamais été un homme exemplaire, il n'a jamais prétendu l'être et on ne le lui a jamais demandé. Cela n'empêche pas - c'est quasiment devenu un sport national - les médias de se camper sur une posture morale totalement décalée par rapport au sujet, en soutien d'un gouvernement qui, depuis une semaine, aura brillé par la classe et la finesse de son argumentation. Passons sur le fait que si un ministre de Sarkozy avait utilisé le terme minable dans des circonstances similaires, nous serions tous vent debout (oui oui, toi aussi). C'est presque devenu un running gag hebdomadaire 2. Au-delà de cela, on admettra que si le seul argument de tous - tous ! - les ministres dans cette affaire c'est que ce que fait Depardieu "c'est pas bien, limite mal", cela ne procure pas une confiance aveugle dans la politique en question (c'est en revanche bien pratique que pour personne n'ait l'idée saugrenue d'en débattre sur le fond). Fin de la parenthèse depardiesque improvisée, qu'il était difficile de contourner bien qu'elle ne soit pas exactement le propos, l'acteur étant tout de même un peu plus qu'aisé et l'évasion fiscale étant un tout autre sujet que le malaise de certaines classes sociales. Qui, n'en déplaise, ont sans doute leurs raisons. Ce qui ne signifie pas, contrairement à ce que suggère Le Point, qu'elles aient raison.
Car il y a évidemment le revers de la médaille. Comprendre n'est pas plus excuser qu'il n'est tomber d'accord, et ce n'est pas parce qu'on peut comprendre que les médecins (par exemple) aient des revendications que cela signifie que celles-ci soient justes et ne doivent pas être discutées. Je vais vous raconter une histoire. Certains d'entre vous la connaissent sans doute déjà, pour l'avoir vécue eux aussi. Cet été, j'ai été malade. Gravement. Il a donc fallu que je voie un médecin - c'est souvent ce que l'on fait lorsque l'on est malade (a fortiori gravement). N'ayant pas de médecin de traitant, j'ai donc contacté le premier cabinet que j'aie trouvé sur Internet. Mais il était fermé. Je ne me suis pas découragé : j'habite dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ce ne sont pas les cabinets médicaux qui manquent. J'en appelle donc un deuxième, fermé également. Puis un troisième. Fermé. Puis un quatrième. Fermé. J'en appelle une douzaine : tous fermés. En désespoir de cause, je contacte le Centre Médical, qui lui doit bien être ouvert. Il l'est, mais lorsque j'arrive, le médecin a eu un empêchement et ainsi, je dois revenir deux jours plus tard. Je suis gravement malade, hein. C'est un peu important. Mais non, il faut que je revienne deux jours plus tard, c'est un des grands trucs des centres médicaux, ça : ils sont censés être ouverts tout le temps, sans rendez-vous, mais dans les faits lorsqu'on y va on se casse le nez une fois sur deux.
Alors je rentre chez moi, et je reprend la liste des médecins du coin. Il doit quand même bien y en avoir un d'ouvert ; les gens doivent bien se soigner, l'été. Ce n'est pas possible autrement. Moi, je viens de la campagne. Là d'où je viens, il y a toujours un médecin qui consulte, souvent tard, souvent même le samedi (truc absolument inimaginable en région parisienne, soit dit en passant). Grâce soit rendu au Seigneur, je finis par en trouver un, qui plus est à deux pas de chez moi. Ne me demandez pas pourquoi je ne l'ai pas vu avant. Je m'y rends tranquillement, enfin aussi tranquillement que l'on puisse se rendre quelque part lorsque l'on est gravement malade. A l'intérieur, c'est carrément l'usine. Je n'ai jamais vu autant de monde dans une salle d'attente de médecin et le pauvre docteur, un beau jeune homme que l'on jurerait évadé de Grey's Anatomy, a les traits tellement tirés qu'il m'en arracherait presque des larmes de compassion. L'attente durera une heure trente durant laquelle j'aurai tout loisir de lire les écriteaux placardés un peu partout. Notamment les trois petites affiches annonçant les congés des trois médecins titulaires des postes (car le beau et jeune docteur est évidemment un remplaçant, on l'aura compris). Les trois, sans exception, sont tous en vacances. Et pas pour trois semaines, non : ils sont tous en vacances depuis début juillet et jusqu'à la mi-septembre. Même la secrétaire est en vacances (donc le jeune docteur Shepherd, en plus du reste, répond au téléphone et fixe lui-même les rendez-vous, entre ses trois cents consultations du jour). Je suis à ce point stupéfait que lorsqu'arrive mon tour, aussi gravement malade que je sois, je ne peux m'empêcher d'exprimer ma sympathie à l'encontre de mon jeune médecin, qui m'avoue en souriant mollement qu'il consulte quasiment non-stop de huit heures à vingt-et-une heures jusqu'à la mi septembre (ce qui ne l'empêchera pas de me garder cinquante minutes, parce que mon état le justifie, parce qu'il fait son travail et même, on peut le lire dans ses yeux : son devoir). Il me raconte même en souriant qu'il est "le seul médecin du quartier qui travaille en ce moment. Pour vous dire, je me suis aperçu en passant devant chez un confrère qu'ils avaient mis une affichette en indiquant mon numéro de téléphone, bien entendu sans me prévenir".
J'aime beaucoup cette anecdote car dans la même histoire, tout est là. A la fois les raisons pour lesquelles les médecins ont on ne peut plus le droit de ne pas être contents en ce moment, et à la fois la raison pour laquelle leur mécontentement mérite d'être largement nuancé. Sans doute pour se remonter le moral, le soir, mon médecin GI Joe rêvait-il avec son épouse mannequin à La Redoute à l'Avenir, cet avenir radieux où, enfin installé, il pourra compenser. D'ici quelques années, il fera partie d'une des seules corporations du pays où l'on peut se permettre de partir en vacances deux ou trois mois chaque année en faisant un bras d'honneur à tout le monde, sans oublier bien sûr qu'on ne manquera pas aussi de partir à toutes les petites vacances dès qu'on aura un gamin en route. Une corporation dont le salaire moyen est de plus 6000 euros nets par mois, dans ce pays, soit donc 30 % de plus que la moyenne nationale. Il n'est pas question de dire que ce n'est pas mérité. A vrai dire, je n'ai aucune idée de si c'est mérité ou non pour la simple et bonne raison qu'à l'instar d'une écrasante majorité de Français je n'ai pas la moindre idée de ce que cela peut bien signifier d'avoir six mille euros qui arrivent chaque mois sur mon compte en banque. Autour de moi, des gens qui ne gagnent guère plus de 1500 euros de plus que moi me paraissent déjà avoir un train de vie infiniment supérieur au mien. Alors des gens qui gagnent 6000 EUROS ? Je crois que si j'avais une telle somme, je ne saurais même pas quoi en faire. Je peux comprendre, je viens de le démontrer par A+B, qu'il soit légitime de la gagner. Mon médecin (qui en a marre) peut-il comprendre pour sa part que la plupart des habitants de ce pays n'en ont pas besoin pour vivre, et parviennent à s'en sortir avec trois fois moins ? Pas sûr, et c'est bien là tout le problème. Il y a des choses que l'on l'oublie, même lorsqu'on les sait pourtant.
Un truc que personne n'a oublié, c'est la fameuse phrase de François Hollande sur les 4000 euros. Cette phrase dont on a minimisé la portée durant la campagne de 2007, et dont il ne fait pas de doute pour autant qu'en cette époque de pré-crise, elle fut destructrice pour la Gauche. Était-elle complètement fausse pour autant ? Dans quel monde parallèle quelqu'un gagnant 2,5 fois le salaire médian de son pays n'est-il pas considéré comme appartenant à une couche sociale aisée ? Dans le fond, il n'y a que ceux qui gagnent une somme supérieure ou égale à celle-ci qui se posent sincèrement la question. Ceux qui gagnent le SMIC, eux, ont déjà la réponse, et s'ils l'oublient parfois, elle leur revient en boomerang à chaque fin de mois. Mon beau médecin, avec son regard qui me colle des frissons dans la culotte et sa femme dont je ne doute pas une seconde qu'elle travaille au minimum dans la mode, il en chie et va continuer à en chier pendant quelques temps, tout en rêvant à l'Avenir, tous ces Jours meilleurs où il sera enfin arrivé. Il peut se le permettre, lui. Il en a un, d'avenir. Il mettra longtemps à arriver, mais il sait qu'un jour ou l'autre, il sera arrivé. Plus encore que son salaire, c'est cette confortable et enviable, tellement enviable certitude qui fait de lui quelqu'un d'aisé. Et lui donne donc certains devoirs n'étant pas intrinsèquement liés à sa charge.
Y-a-t-il besoin de le traiter de connard de privilégié pour expliquer cela ?
(1) Ce qui ne m'empêche pas de publier le dessin, notez. Si avec tout ça vous n'avez pas compris que Le Golb est le temple de la liberté d'expression ;-)
(2) De là à dire que je vous prépare un Do You Speak... le Gauche Décomplexed?...
Ils en ont marre. Et ils le disent. Et ils ont raison. Ce n'est pas moi qui le dis, vous savez que je ne suis pas un râleur. C'est Le Point, un journal bien informé, selon nos informations. Ils en ont marre et ils en ont tellement marre que cela mérite bien une petite couverture. Qui sont-ils ? En vrac et dans le désordre, des chefs d'entreprises, des médecins, des restaurateurs, des expats... etc. Et aussi des profs, même si on ne comprend pas trop ce qu'ils viennent faire dans l'histoire, vu qu'ils sont les seuls du dossier à ne pas soit chercher à gagner de l'argent, soit en avoir déjà pas mal sur leur compte en banque. On suppose que les profs passaient juste comme ça, pour dire bonjour. Et pour que le lecteur tenté de se dire que cette couverture et ce dossier sont incroyables de parti pris et de mauvaise foi se disent qu'ah mais non, tout de même - ils parlent aussi des profs (= des gens de gauche).
Globalement, donc, ces gens qui ont marre, vraiment trop marre, ont réussi ou souhaitent réussir, dans ce monde qui est le nôtre où réussir, c'est avant tout gagner du fric. Comment leur en vouloir ? Il y a deux ans, je les aurais moi-même conduit au bûcher, mais depuis que je suis de droite, je suis plein d'empathie pour les gens qui ont de l'argent. Il faut bien le reconnaître : avoir de l'argent, en France, n'est pas forcément tous les jours facile. Si tous les Copé du monde font un peu rigoler, à ne croire qu'en l'argent et à rappeler qu'en France, on n'aime justement pas ça (l'Argent), on ne peut pas tout à fait leur donner tort sur ce dernier point - même si le fond ne justifie jamais la forme. Oui, la France a du mal avec la réussite telle qu'on la perçoit dans le monde libéral (c'est-à-dire le monde tout court, mais ça aussi, en France, on a du mal à s'y faire). Le Français sait faire preuve d'empathie à l'égard de tout le monde, sauf de celui qui a réussi. Celui-là, il ne le comprend pas et ne le comprendra jamais complètement. Il y a cette confusion diffuse entre réussite et privilèges. Il y a cette croyance inconsciente mais bien ancrée - et bien aveugle - en cette idée que le type qui a réussi est illégitime dans sa réussite, un peu comme s'il avait gagné à la loterie, un peu comme si c'était lui mais qu'à la place ce pourrait bien être un autre. Comme si le type qui a réussi ne pouvait en aucun avoir un talent particulier, n'avait pas sué sang et tripes pour y parvenir, n'avait pas fait des tas de sacrifices, n'avait pas souffert pour en arriver là. Bref, comme s'il n'avait pas mérité d'avoir cet argent. On dit souvent qu'en France, la réussite est toujours suspecte. Ce n'est pas vrai : en France, la réussite n'est surtout pas une valeur en soi. Elle n'inspire ni compassion, ni respect, parce qu'elle n'est pas reconnue comme quelque chose de respectable. Tous les Français aimeraient réussir. En vrai, personne ne rêve d'être pauvre. Mais personne ne respecte ceux qui ne le sont pas. Dans l'esprit tortueux du Français, il n'y a aucune différence fondamentale entre l'entrepreneur et l'héritier. Ce sont juste des gens qui ont plus de pognon que lui. Hypothèse de travail : peut-être que les gens qui ont réussi de cette manière un peu honteuse (en travaillant et en gagnant du fric, beurk) en auraient moins marre de casquer si on leur donnait le sentiment, en contre-partie, que leur participation à l'effort national était reconnue à sa juste valeur. Il est facile, donc stupide, donc dangereux de se contenter de balayer cette grogne généralisée des plus aisés sur le mode de qu'ils ferment leurs gueules, ils sont assez privilégiés comme ça, et puis quoi encore ? Un type qui gagne de l'argent n'est dépourvu ni de cœur, ni d'âme, ni de cerveau, même s'il s'agit là d'une des croyances les plus secrètement partagées par la quasi totalité des électeurs de Gauche. Se demander pourquoi cette catégorie de la population, au-delà des simples questions de prélèvements et de taxes, se sent stigmatisée, et par extension si elle a raison ou tort, ne coûte rien à personne. Mais non. On préfèrera toujours trouver les revenus injustes et déplacés, qu'ils le soient réellement ou pas, comme si le salaire d'un footballeur était comparable à celui d'un PDG qui serait lui-même comparable à celui d'un médecin qui serait lui-même comparable à celui d'un pharmacien. On pourrait se féliciter qu'Ibrahimovic paie dix millions d'impôts en France, une somme si dantesque que quasiment tous ceux qui la rappellent seraient bien incapable d'évaluer ce qu'elle représente, mais on préfèrera toujours se dire qu'il est trop payé à la base - c'est tellement plus facile à expliquer au journal de TF1. Sous prétexte de défense du faible, on sera sans pitié pour le fort, comme s'il fallait compenser une inégalité par une autre, comme si estimer qu'il faut aider le plus faible signifie qu'il ne faille pas être à l'écoute du plus fort - comme s'il fallait se protéger car respecter la réussite sociale des uns induirait fatalement (et curieusement) en creux de mépriser la non-réussite des autres. Le malaise profond qui s'est emparé des catégories les plus aisées (pas uniquement les riches, loin s'en faut) depuis plusieurs mois vient de là, bien plus qu'il ne vient des impôts en eux-mêmes. Ce n'est pas parce que l'on considère comme légitime que ceux qui le peuvent paient plus, voire encore plus, voire même pourquoi pas beaucoup plus... qu'il faille en plus leur pisser à la raie et les regarder comme des parvenus qui n'auraient même pas le droit de ne pas être d'accord. La triste ironie de cette histoire, c'est que les couvertures comme celles du Point, tous ces articles, ces montées au créneau dans les médias, obtiennent exactement l'inverse de l'effet escompté : au lieu de compatir, au lieu de se dire qu'effectivement, tous ces gens participent après tout à l'effort national, on ne les en déteste que plus. On a d'autant plus envie de les faire casquer. Limite de réquisitionner tous leurs biens. Parce qu'ils passent pour des pleureuses alors que nous, qui gagnons difficilement de quoi boucler nos fins de mois, on ne nous tend jamais le micro pour nous plaindre. Cela n'enlève cependant rien au constat de base, la preuve en images :
J'ai commencé à écrire cet article quelques jours avant que n'éclate "l'affaire Depardieu", et bien entendu, Alf s'est rué sur l'occasion pour en faire son dessin de la semaine sur Le Golb. Problème : je suis absolument écœuré par cette "affaire Depardieu", que je trouve grotesque à tout point de vue 1. Entendons-nous bien : d'une part, les revenus de Depardieu ne sont pas les mêmes que ceux de mon médecin ; d'autre part, mon médecin ne part pas vivre en Belgique (encore heureux pour moi). Je suis donc plus prompt à l'empathie pour mon médecin que pour notre Gégé (ex)national. Et pourtant, dans le fond, cette campagne de dénigrement lancée depuis une semaine s'inscrit dans la droite ligne des remarques susmentionnées. Depardieu, après tout, est un homme libre. Ce n'est sans doute pas bien, moralement parlant, de refuser de participer à l'effort national. Mais c'est son droit et cela ne mérite assurément pas de faire la couverture de Libération et l'ouverture de tous les journaux, peu importe qu'il soit un symbole - c'est avant tout un homme, de surcroît un dont on connaît tout des excès, du caractère et de la mégalomanie. Depardieu n'a jamais été un homme exemplaire, il n'a jamais prétendu l'être et on ne le lui a jamais demandé. Cela n'empêche pas - c'est quasiment devenu un sport national - les médias de se camper sur une posture morale totalement décalée par rapport au sujet, en soutien d'un gouvernement qui, depuis une semaine, aura brillé par la classe et la finesse de son argumentation. Passons sur le fait que si un ministre de Sarkozy avait utilisé le terme minable dans des circonstances similaires, nous serions tous vent debout (oui oui, toi aussi). C'est presque devenu un running gag hebdomadaire 2. Au-delà de cela, on admettra que si le seul argument de tous - tous ! - les ministres dans cette affaire c'est que ce que fait Depardieu "c'est pas bien, limite mal", cela ne procure pas une confiance aveugle dans la politique en question (c'est en revanche bien pratique que pour personne n'ait l'idée saugrenue d'en débattre sur le fond). Fin de la parenthèse depardiesque improvisée, qu'il était difficile de contourner bien qu'elle ne soit pas exactement le propos, l'acteur étant tout de même un peu plus qu'aisé et l'évasion fiscale étant un tout autre sujet que le malaise de certaines classes sociales. Qui, n'en déplaise, ont sans doute leurs raisons. Ce qui ne signifie pas, contrairement à ce que suggère Le Point, qu'elles aient raison.
Car il y a évidemment le revers de la médaille. Comprendre n'est pas plus excuser qu'il n'est tomber d'accord, et ce n'est pas parce qu'on peut comprendre que les médecins (par exemple) aient des revendications que cela signifie que celles-ci soient justes et ne doivent pas être discutées. Je vais vous raconter une histoire. Certains d'entre vous la connaissent sans doute déjà, pour l'avoir vécue eux aussi. Cet été, j'ai été malade. Gravement. Il a donc fallu que je voie un médecin - c'est souvent ce que l'on fait lorsque l'on est malade (a fortiori gravement). N'ayant pas de médecin de traitant, j'ai donc contacté le premier cabinet que j'aie trouvé sur Internet. Mais il était fermé. Je ne me suis pas découragé : j'habite dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ce ne sont pas les cabinets médicaux qui manquent. J'en appelle donc un deuxième, fermé également. Puis un troisième. Fermé. Puis un quatrième. Fermé. J'en appelle une douzaine : tous fermés. En désespoir de cause, je contacte le Centre Médical, qui lui doit bien être ouvert. Il l'est, mais lorsque j'arrive, le médecin a eu un empêchement et ainsi, je dois revenir deux jours plus tard. Je suis gravement malade, hein. C'est un peu important. Mais non, il faut que je revienne deux jours plus tard, c'est un des grands trucs des centres médicaux, ça : ils sont censés être ouverts tout le temps, sans rendez-vous, mais dans les faits lorsqu'on y va on se casse le nez une fois sur deux.
Alors je rentre chez moi, et je reprend la liste des médecins du coin. Il doit quand même bien y en avoir un d'ouvert ; les gens doivent bien se soigner, l'été. Ce n'est pas possible autrement. Moi, je viens de la campagne. Là d'où je viens, il y a toujours un médecin qui consulte, souvent tard, souvent même le samedi (truc absolument inimaginable en région parisienne, soit dit en passant). Grâce soit rendu au Seigneur, je finis par en trouver un, qui plus est à deux pas de chez moi. Ne me demandez pas pourquoi je ne l'ai pas vu avant. Je m'y rends tranquillement, enfin aussi tranquillement que l'on puisse se rendre quelque part lorsque l'on est gravement malade. A l'intérieur, c'est carrément l'usine. Je n'ai jamais vu autant de monde dans une salle d'attente de médecin et le pauvre docteur, un beau jeune homme que l'on jurerait évadé de Grey's Anatomy, a les traits tellement tirés qu'il m'en arracherait presque des larmes de compassion. L'attente durera une heure trente durant laquelle j'aurai tout loisir de lire les écriteaux placardés un peu partout. Notamment les trois petites affiches annonçant les congés des trois médecins titulaires des postes (car le beau et jeune docteur est évidemment un remplaçant, on l'aura compris). Les trois, sans exception, sont tous en vacances. Et pas pour trois semaines, non : ils sont tous en vacances depuis début juillet et jusqu'à la mi-septembre. Même la secrétaire est en vacances (donc le jeune docteur Shepherd, en plus du reste, répond au téléphone et fixe lui-même les rendez-vous, entre ses trois cents consultations du jour). Je suis à ce point stupéfait que lorsqu'arrive mon tour, aussi gravement malade que je sois, je ne peux m'empêcher d'exprimer ma sympathie à l'encontre de mon jeune médecin, qui m'avoue en souriant mollement qu'il consulte quasiment non-stop de huit heures à vingt-et-une heures jusqu'à la mi septembre (ce qui ne l'empêchera pas de me garder cinquante minutes, parce que mon état le justifie, parce qu'il fait son travail et même, on peut le lire dans ses yeux : son devoir). Il me raconte même en souriant qu'il est "le seul médecin du quartier qui travaille en ce moment. Pour vous dire, je me suis aperçu en passant devant chez un confrère qu'ils avaient mis une affichette en indiquant mon numéro de téléphone, bien entendu sans me prévenir".
J'aime beaucoup cette anecdote car dans la même histoire, tout est là. A la fois les raisons pour lesquelles les médecins ont on ne peut plus le droit de ne pas être contents en ce moment, et à la fois la raison pour laquelle leur mécontentement mérite d'être largement nuancé. Sans doute pour se remonter le moral, le soir, mon médecin GI Joe rêvait-il avec son épouse mannequin à La Redoute à l'Avenir, cet avenir radieux où, enfin installé, il pourra compenser. D'ici quelques années, il fera partie d'une des seules corporations du pays où l'on peut se permettre de partir en vacances deux ou trois mois chaque année en faisant un bras d'honneur à tout le monde, sans oublier bien sûr qu'on ne manquera pas aussi de partir à toutes les petites vacances dès qu'on aura un gamin en route. Une corporation dont le salaire moyen est de plus 6000 euros nets par mois, dans ce pays, soit donc 30 % de plus que la moyenne nationale. Il n'est pas question de dire que ce n'est pas mérité. A vrai dire, je n'ai aucune idée de si c'est mérité ou non pour la simple et bonne raison qu'à l'instar d'une écrasante majorité de Français je n'ai pas la moindre idée de ce que cela peut bien signifier d'avoir six mille euros qui arrivent chaque mois sur mon compte en banque. Autour de moi, des gens qui ne gagnent guère plus de 1500 euros de plus que moi me paraissent déjà avoir un train de vie infiniment supérieur au mien. Alors des gens qui gagnent 6000 EUROS ? Je crois que si j'avais une telle somme, je ne saurais même pas quoi en faire. Je peux comprendre, je viens de le démontrer par A+B, qu'il soit légitime de la gagner. Mon médecin (qui en a marre) peut-il comprendre pour sa part que la plupart des habitants de ce pays n'en ont pas besoin pour vivre, et parviennent à s'en sortir avec trois fois moins ? Pas sûr, et c'est bien là tout le problème. Il y a des choses que l'on l'oublie, même lorsqu'on les sait pourtant.
Un truc que personne n'a oublié, c'est la fameuse phrase de François Hollande sur les 4000 euros. Cette phrase dont on a minimisé la portée durant la campagne de 2007, et dont il ne fait pas de doute pour autant qu'en cette époque de pré-crise, elle fut destructrice pour la Gauche. Était-elle complètement fausse pour autant ? Dans quel monde parallèle quelqu'un gagnant 2,5 fois le salaire médian de son pays n'est-il pas considéré comme appartenant à une couche sociale aisée ? Dans le fond, il n'y a que ceux qui gagnent une somme supérieure ou égale à celle-ci qui se posent sincèrement la question. Ceux qui gagnent le SMIC, eux, ont déjà la réponse, et s'ils l'oublient parfois, elle leur revient en boomerang à chaque fin de mois. Mon beau médecin, avec son regard qui me colle des frissons dans la culotte et sa femme dont je ne doute pas une seconde qu'elle travaille au minimum dans la mode, il en chie et va continuer à en chier pendant quelques temps, tout en rêvant à l'Avenir, tous ces Jours meilleurs où il sera enfin arrivé. Il peut se le permettre, lui. Il en a un, d'avenir. Il mettra longtemps à arriver, mais il sait qu'un jour ou l'autre, il sera arrivé. Plus encore que son salaire, c'est cette confortable et enviable, tellement enviable certitude qui fait de lui quelqu'un d'aisé. Et lui donne donc certains devoirs n'étant pas intrinsèquement liés à sa charge.
Y-a-t-il besoin de le traiter de connard de privilégié pour expliquer cela ?
(1) Ce qui ne m'empêche pas de publier le dessin, notez. Si avec tout ça vous n'avez pas compris que Le Golb est le temple de la liberté d'expression ;-)
(2) De là à dire que je vous prépare un Do You Speak... le Gauche Décomplexed?...