Du plus loin que je me souvienne, Ryan Adams a toujours été un con. Un petit – arrogant, vaniteux et mauvais comme la gale. Un gros – caractériel, mégalo et d'une auto-complaisance confinant à la pathologie. Chacune de ses interviews était un recueil de punchlines à part entière ; chacun de ses concerts, une messe destroy où le mauvais goût le disputait à la Grâce et où le degré d'improvisation se mesurait avec une batterie d'éthylotests. Ryan Adams ne m'a jamais paru sympathique. Il n'a jamais rien fait pour, durant les vingt-cinq années me séparant de la découverte de Strangers Almanac. Étouffé par sa propre ironie, il était toujours trop ceci et jamais assez cela, ce qui contribua assurément à le laisser sur le bord de l'Autoroute du mainstream. Ryan Adams est devenu un artiste important, là il aurait pu et dû devenir une légende. Nul doute que ce fut avant tout son caractère versatile qui l'en empêcha. Comme tous les artistes hyperprolifiques de sa génération, mais encore un peu plus, Ryan fondit un fusible le jour où il découvrit qu'Internet lui permettait de publier ce qu'il voulait quand il voulait et comme il voulait. Sa discographie s'est éparpillée façon puzzle. D'albums officieux en EPs sous pseudonymes, le Ryan nous aura tout fait, dans le désordre et souvent à l'envers. Au dernier décompte, qui n'est jamais que le mien, il existe près d'une centaine de disques de Ryan Adams – hors lives et non-album singles. En 2022, le garçon a publié la bagatelle de quatre LPs, ce qui fait probablement de lui l'artiste cancelled le plus prolixe depuis l'invention de l'expression. Quand tous les autres choisirent logiquement de faire le dos rond, Adams fit la seule chose qu'il savait faire : des chansons. Plein. Trop, et pourtant jamais assez au goût du fan.
Oui parce que Ryan Adams est annulé mais ça, ce n'est jamais que le minimum pour un con – petit ou gros ou le cas échéant : les deux à la fois. Je me rappelle avoir, en lisant son inquiétante interview parue dans le LA Mag l'an dernier, caressé un moment l'idée d'un article, un chant de paix, une ode à la rédemption – Please, Do NOT Cancel Ryan. Avant de me rendre à l'évidence qu'on ne pouvait pas cancel Ryan– cancel Ryan signifiait lui faire fermer sa grande gueule et s'il était bien une chose que Ryan Adams ne risquait jamais de faire à moins d'être mort, c'était la boucler. Dont acte : depuis qu'il a été jeté sous les roues du camion #MeToo, il a publié six albums, et qu'on n'attende pas de lui des regrets. Une bafouille gnangnante qu'on sera libre de prendre ou non au pied de la lettre ("I'm Sorry and I Love You"), et c'est reparti pour un tour – au sens littéral du terme, puisqu'il a repris la route cet été, dans une formation minimaliste (vu que plus personne ne veut bosser avec lui), et à guichets fermés SVP. Intouchable ? Même pas. Au contraire. Venant d'un autre, sur qui auraient pourquoi pas pesé des charges sérieuses et avec lequel le FBI (!!!) aurait fait autre chose que dilapider l'argent du contribuable américain, la posture aurait largement de quoi agacer. Venant d'un simple con, principalement coupable d'avoir été un mauvais mari (quelle surprise) et un alcoolique fini (incroyable), on aurait presque envie de parler de résilience. Il est sans doute un peu tôt pour oser dresser des monuments aux grands brûlés de la Bataille du Hashtag, mais avouons qu'Adams a essuyé des tombereaux de merde pour bien peu de choses (si on commence à coller des procès à tous les folkeux qui menacent de se suicider si on les quitte ou à toutes les rockstars qui dragouillent une groupie, autant tout de suite faire faire une formation faits-divers à tous les journalistes musicaux), et que sa manière d'y répondre, pour insatisfaisante et douteuse qu'elle puisse paraître d'un point de vue éthique, est tout à fait admirable d'un point de vue rock'n'roll. Du fulgurant "Love Me Don't" (meilleure chanson power-pop de 2022) à l'impétueux "Why Do You Hate Me?" en passant par un opus entier intituléRomeo & Juliet, l'artiste se gausse si ouvertement des moralistes que c'en devient presque fascinant par moments. Tout de superficialité crânement assumée, FM, meilleur ouvrage de ce millésime chargé et limite hétéroclite, est la plus goguenarde des réponses à ceux de ses fans, nombreux, qui attendaient de lui qu'il se mette à battre sa coulpe au long d'albums intimistes et pleurnichards. Ryan Adams n'a jamais vraiment su mettre son cœur à nu, c'est à la fois sa plus grande qualité et son défaut le plus évident aux yeux d'une critique attendant d'un bon folkeux des accords mineurs et de la détresse jusque dans la joie. Quelques écoutes du laborieux Wednesdays, album de l'immédiat après-crash médiatique, suffisent pour s'en convaincre. Sans doute a-t-il essayé, à son petit niveau. Ce n'est pas dans sa nature. Tout fils putatif de Tom Petty ou Neil Young qu'il soit, Ryan Adams reste un punk, au sens le plus existentiel du terme. Un punk ne s'excuse pas lorsqu'il n'est pas désolé. Il déguste, mais il avance. Ce qu'a fait Adams tout au long de l'année 2022. Libéré du carcan de labels ne voulant plus voir sa tronche bouffie par la gnôle et les antidépresseurs, il s'est contenté de publier officiellement ce qu'il dispatchait jusqu'alors officieusement, de donner corps à des projets auxquels personne à part lui ne comprend rien, et d'exceller dans près d'une douzaine de registres musicaux différents sans jamais donner l'impression ni de charger la mule, ni de se foutre de la gueule du monde (comprendre par-là qu'il n'a fait que cela, mais exclusivement désormais auprès de gens consentants). Chris est-il un truc mineur ? Certainement. Romeo & Juliet aurait-il pu être plus court ? Assurément. FM a-t-il le moindre sens ailleurs que dans la tête de son auteur ? Sans doute pas. Devolver aurait-il mérité mieux que d'être publié gratuitement sur son site ? C'est une évidence, mais quelle importance puisque les fans à qui il l'a offert sont devenus son seul et unique public ?
Du plus loin que je me souvienne – disais-je il y a approximativement trois heures et alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la phrase suivante – Ryan Adams a toujours été un con. Il n'a pas changé sur ce point. J'oubliais cependant de dire il y a trois heures que Ryan Adams a également toujours été touchant. À sa manière, souvent maladroite et parfois carrément abscons. Il n'a pas toujours su ce qu'il voulait raconter et encore moins comment, n'a pas été fichu de publier un disque parfaitement abouti depuis plus de dix ans tout en enquillant les faces B géniales par ailleurs, et trop cultivé l'art de la dérision et du sarcasme pour que l'on croie un seul mot sortant de sa bouche. Cela ne rend que plus fascinante la manière, aussi virtuose qu'accidentelle, dont il est continuellement parvenu à émouvoir un public d'abord ciblé, puis très vaste – à présent bien trop restreint. Quand une part non négligeable de votre auditoire passe deux décennies à attendre une suite à Love Is Hell, vous n'avez en un sens besoin de personne pour vous canceler. Vous avez déjà choisi votre chemin, escarpé, semé d'embuches, avec des brigands à chaque virage. Ryan Adams est un con et il ne m'a jamais paru sympathique. Pourtant, Ryan Adams est un de mes meilleurs potes. Cela fait vingt-cinq ans que cela dure et il était hors de question de laisser 2022 s'achever sans l'écrire noir sur blanc, une bonne fois pour toutes.